Maud Gallas s’est réveillée et lui a demandé ce qu’il offrirait à sa future épouse, comme cadeau de mariage. Un vison argenté, deux bracelets en or massif à gros maillons qu’il a payés « six millions cash ».
Il vient de rapporter de Paris une mallette pleine à ras bord de devises étrangères. Et de quinine. Saloperie de paludisme.
« Ça oui, on peut dire que c’est une saloperie », dit Maud.
Où a-t-il connu Annie Murraille ? Pardon ? Annie Murraille ? Ha ! Où il l’a connue ! Chez Langer, voyons, un restaurant des Champs-Élysées. En somme, n’est-ce pas, il a connu Murraille par sa nièce ! (Il éclate de rire.) Ça a été le vrai coup de foudre et ils ont passé le reste de la soirée, en tête à tête, au Poisson d’Or. Il donne force détails, s’embrouille, retrouve le fil de son histoire. Murraille, qui lui a d’abord prêté une attention amusée, poursuit maintenant avec mon père l’entretien commencé au sortir du repas. Maud écoute patiemment Marcheret dont la narration s’effiloche en propos d’ivrogne.
Mon père dodeline de la tête. Les poches qu’il a sous les yeux se sont gonflées, ce qui lui donne un air d’extrême lassitude. Quel rôle exact joue-t-il aux côtés de Murraille et de Marcheret ?
L’heure avance. Maud Gallas vient éteindre la grande lampe, près de la cheminée. Un signal sans doute pour leur faire comprendre qu’il est temps de partir. La pièce n’est plus éclairée que par les deux appliques à abat-jour rouge, sur le mur du fond et mon père, Murraille et Marcheret replongent dans la pénombre.
Derrière le bar, il reste encore une petite zone de lumière au milieu de laquelle Maud Gallas se tient immobile. On entend le chuchotement de Murraille. La voix de Marcheret, de plus en plus hésitante. Il se laisse tomber comme une masse du haut de son tabouret, se rattrape de justesse et s’appuie sur l’épaule de Murraille pour ne pas trébucher. Ils se dirigent en titubant vers la porte. Maud Gallas les accompagne jusqu’au seuil. L’air du dehors ranime Marcheret. Il dit à Maud Gallas que si elle se sent seule, ma grosse Maud, elle n’a qu’à lui téléphoner ; que la nièce de Murraille a les fesses les plus blondes de Paris, mais que ses cuisses à elle, Maud Gallas, sont « les plus mystérieuses de Seine-et-Marne ». Il lui passe un bras autour de la taille et commence à la peloter lorsque Murraille s’interpose et fait : « Ttt… ttt…» Elle rentre et referme la porte.
Ils se sont retrouvés tous les trois dans la rue principale du village. De chaque côté, les lourdes maisons endormies. Murraille et mon père marchaient devant. L’autre, d’une voix enrouée, chantait Le Chaland qui passe. Des persiennes se sont entrouvertes et une tête s’est penchée. Marcheret a pris alors vivement à partie le curieux pendant que Murraille s’efforçait d’apaiser son futur « neveu ».
La « Villa Mektoub » est la dernière habitation sur la gauche, juste à la lisière de la forêt. D’aspect, c’est un compromis entre le bungalow et le pavillon de chasse. Le long de sa façade, une véranda. C’est Marcheret qui l’a baptisée « Villa Mektoub » en souvenir de la Légion. Le portail est peint à la chaux. Fixée à l’un des battants, une plaque de cuivre où les mots « Villa Mektoub » sont gravés en lettres gothiques. Marcheret a fait édifier, tout autour du parc, une palissade en bois de teck.
Devant le portail, ils se séparent. Murraille donne une tape dans le dos de mon père et lui dit : « À demain, Deyckecaire ». Et Marcheret lance : « À demain, Chalva ! » en entrouvrant le battant d’un coup d’épaule. Ils s’engagent dans l’allée. Mon père, lui, reste immobile. Il lui est souvent arrivé de caresser la plaque d’une main déférente et de suivre, de l’index, le contour des caractères gothiques. Le gravier crisse sous le pas des deux autres. L’ombre de Marcheret se découpe un instant au milieu de la véranda. Il hurle : « Fais de beaux rêves, Chalva ! » et éclate de rire. On entend une porte-fenêtre se refermer. Le silence.
Mon père va remonter la rue principale et tourner à gauche. Une route de campagne, en pente douce. Le « Chemin du Bornage ». Tout le long, des propriétés cossues avec de grands parcs. Parfois il ralentit le pas et lève le visage en direction du ciel, comme s’il contemplait la lune et les étoiles ; ou bien il observe, le front collé aux grillages, la masse sombre d’une maison. Ensuite il reprend sa marche mais de manière indolente, comme s’il n’avait pas de but précis. C’est à ce moment-là qu’il faudrait l’aborder.
Il s’arrête, pousse le portail du « Prieuré », une curieuse villa de style néo-roman. Avant d’entrer, il marque un temps d’hésitation. Cette villa lui appartient-elle ? Depuis quand ? Il referme le portail sur lui, traverse lentement la pelouse, en direction du perron. Il courbe le dos. Comme il a l’air triste, ce gros monsieur, dans la nuit…
Certainement l’un des plus jolis villages de Seine-et-Marne et des mieux situés. En bordure de la forêt de Fontainebleau. Quelques Parisiens y possèdent des maisons de campagne mais on ne les voit plus, sans doute « à cause de la tournure inquiétante que prennent les événements ».
M. et Mme Beausire, les propriétaires de l’auberge du Clos-Foucré, sont partis, l’année dernière. Ils ont dit qu’ils allaient se reposer chez leurs cousins en Loire-Atlantique mais on a fort bien compris que s’ils prenaient des vacances, c’est parce que les clients habituels se faisaient de plus en plus rares. On s’explique mal que, depuis lors, une dame venue de Paris s’occupe du Clos-Foucré. Deux messieurs, parisiens également, ont acheté la maison de Mme Lamiroux à la lisière de la forêt. (Voilà près de dix ans qu’elle ne l’habitait plus.) Le plus jeune – paraît-il – a servi dans la Légion étrangère. L’autre dirigerait un journal à Paris. L’un de leurs amis, à son tour, s’est installé au « Prieuré », le manoir des Guyot. Une location ? Ou bien profite-t-il de l’absence de cette famille ? (Les Guyot sont fixés en Suisse pour une durée indéterminée.) Il s’agit d’un homme corpulent de type oriental. Lui et ses deux amis disposent de très gros revenus mais leur fortune serait assez récente. Ils passent ici les fins de semaine, comme le faisaient les familles bourgeoises en des temps plus sereins. Le vendredi soir, ils arrivent de Paris. Celui qui a été légionnaire roule à fond de train dans la rue Principale au volant d’une Talbot de couleur beige et freine brutalement devant le Clos-Foucré. Quelques instants plus tard, la conduite intérieure de l’autre vient se ranger elle aussi à hauteur de l’auberge. Ils ont des invités. Cette femme rousse, par exemple, que l’on voit toujours en culotte de cheval. Le samedi matin, elle fait une promenade en forêt et quand elle rentre au manège, les garçons d’écurie s’empressent autour d’elle et prennent un soin tout particulier de son cheval. L’après-midi, elle descend la grand-rue suivie d’un irish-setter dont le poil flamboyant s’harmonise (est-ce un raffinement ?) avec ses bottes fauves et ses cheveux roux. Très souvent une jeune femme blonde l’accompagne – la nièce, paraît-il du directeur de journal. Celle-ci porte toujours un manteau de fourrure. Les deux femmes passent un moment dans le magasin d’antiquités de Mme Blairiaux et y choisissent quelques bijoux.
La femme rousse a acheté une grande armoire de style Louis XV chinois pour laquelle Mme Blairiaux ne trouvait pas d’acquéreur, en raison du prix trop élevé. Quand elle a vu que sa cliente lui tendait deux millions en espèces, elle a paru intimidée. La femme rousse a posé les liasses de billets sur une étagère. Plus tard une camionnette a pris livraison de l’armoire et l’a transportée à la villa de Mme Lamiroux (depuis qu’ils l’occupent, le directeur de journal et l’ancien légionnaire l’ont baptisée villa « Mektoub »). On a remarqué que cette camionnette transporte régulièrement à la « Villa Mektoub » des objets d’art et des tableaux raflés dans les ventes aux enchères de la région par la femme rousse ; le samedi soir, celle-ci rentre en automobile de Melun ou de Fontainebleau avec le directeur de journal. La camionnette suit, chargée de tout un bric-à-brac : meubles rustiques, vaisselle, lustres, argenterie, qu’ils entreposent dans la villa. Voilà qui intrigue les gens du village. Ils aimeraient en savoir plus long sur cette femme rousse. Elle ne loge pas à la « Villa Mektoub », mais au Clos-Foucré. Cependant on devine entre elle et le directeur de journal des liens très étroits. Est-elle sa maîtresse ? Une amie ? On dit que l’ancien légionnaire serait comte. Et que le monsieur corpulent du « Prieuré » s’appellerait le « baron » Deyckecaire. Leurs titres sont-ils authentiques ? Tous deux ne correspondent pas à l’idée que l’on se fait de véritables aristocrates. Il y a dans leur attitude quelque chose de suspect. Peut-être appartiennent-ils à une noblesse étrangère ? N’a-t-on pas entendu un jour le « baron » Deyckecaire déclarer au directeur de journal – et cela en élevant la voix : « Aucune importance, je suis citoyen turc ! » Le « comte », lui, parle français avec un léger accent faubourien. Une habitude contractée à la Légion ? La femme rousse semble avoir le goût de l’exhibitionnisme, sinon pourquoi porterait-elle cette abondance de bijoux qui jurent avec sa tenue de cheval ? Quant à la jeune femme blonde, on s’étonne de la voir enveloppée d’un manteau de fourrure au mois de juin. Elle ne doit pas supporter l’air de la campagne. On a vu sa photographie dans un Ciné-Miroir. Est-elle encore actrice ? Elle se promène souvent en compagnie de l’ancien légionnaire, lui donne le bras et pose la tête contre son épaule. Ils seraient fiancés.