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D’autres personnes viennent passer le samedi et le dimanche ici. Souvent le directeur de journal reçoit jusqu’à une vingtaine d’invités. On finit par se familiariser avec la plupart d’entre eux, mais il serait difficile de mettre un nom sur chaque silhouette. Dans le village, les bruits les plus surprenants n’ont pas tardé à se répandre. Le directeur de journal organisait des parties d’un genre spécial à la « Villa Mektoub ». Voilà la raison pour laquelle « tout ce joli monde » accourait de Paris. La femme qui s’occupait du Clos-Foucré, en l’absence des Beausire, était certainement une ancienne tenancière de maison close. D’ailleurs le Clos-Foucré prenait des aspects de lupanar en abritant une clientèle de cette espèce. On se demandait aussi par quel tour de passe-passe le « baron » Deyckecaire avait pris possession du « Prieuré ». On lui trouvait une tête d’espion. Le « comte » s’était sans doute engagé dans la Légion pour échapper aux poursuites judiciaires. Le directeur de journal se livrait, avec la femme rousse, à de sales trafics. Tous deux organisaient les orgies de la « Villa Mektoub », auxquelles le directeur de journal mêlait sa nièce. Il n’hésitait pas à la jeter dans les bras du « comte » et de ceux dont il voulait s’assurer la complicité. Bref, on finissait par croire que le village était « livré à une bande de gangsters ». Un témoin averti, comme il est dit dans les romans et les procès-verbaux, en observant le directeur de journal et son entourage, penserait aussitôt à la « faune » qui hante certains bars des Champs-Élysées. Leur présence détonne ici. Les soirs où ils sont en nombre, ils dînent tous au Clos-Foucré, puis se dirigent, par petits groupes, en cortège brisé, vers la « Villa Mektoub ». Toutes les femmes sont rousses ou blond platine, tous les hommes ont des habits voyants. Le « comte » ouvre la marche, le bras enveloppé d’une écharpe de soie blanche, comme s’il venait d’être blessé au cours d’un engagement. Veut-il rappeler ainsi son passé de légionnaire ? Ils font jouer la musique très fort, puisque des bouffées de rumba, de jazz-hot et des bribes de chansons vous parviennent quand vous vous trouvez dans la rue principale. Si vous vous arrêtez à proximité de la villa, vous les verrez danser derrière les portes-fenêtres.

Une nuit, vers deux heures, on a entendu crier : « Salaud ! » d’une voix stridente. C’était la femme rousse qui courait, les seins hors de son décolleté. Quelqu’un la poursuivait. Elle a crié de nouveau : « Salaud ! » Ensuite elle a éclaté de rire.

Au début, les villageois ouvraient leurs persiennes. Et puis ils se sont habitués au tapage que faisaient tous ces nouveaux venus. Nous vivons des temps où l’on finit par ne plus s’étonner de rien.

Le magazine, que voici, a été créé récemment puisqu’il porte le numéro 57. Le titre : C’est la vie, éclate en caractères blancs et noirs. Sur la couverture un corps féminin dans une pose suggestive. On pourrait croire qu’il s’agit d’une revue leste, si les mots : « Hebdomadaire de l’actualité politique et mondaine » n’annonçaient de plus hautes ambitions.

En première page, le nom du directeur : Jean Murraille. Puis, sous la rubrique : Rédaction générale, la liste des collaborateurs, au nombre d’une dizaine, tous inconnus. On a beau fouiller dans sa mémoire, on ne se souvient pas d’avoir vu leurs signatures quelque part. Deux noms pourraient, à la rigueur, éveiller un vague souvenir. Jean Drault et Mouly de Melun : le premier, feuilletoniste d’avant-guerre, auteur du Soldat Chapuzot ; le second courriériste affamé de L’Illustration. Mais les autres ? Ce mystérieux Jo-Germain, par exemple, qui signe en première page une chronique consacrée au renouveau et au printemps ? Écrite dans un français cosmétiqué, elle se termine par une injonction : « Soyez gais ! » Plusieurs photos représentant de jeunes personnes très déshabillées, illustrent cet article.

En seconde page, les « Échos indiscrets ». Il s’agit de paragraphes portant chacun un titre racoleur. Le dénommé Robert Lestandi y tient les propos les plus scabreux sur des personnalités de la politique, des arts, du spectacle et se livre même à des considérations qui relèvent du chantage. Quelques dessins « humoristiques », tracés d’une encre sinistre, portent la signature d’un certain Le Houleux. La suite réserve encore bien des surprises. Cela va de l’« éditorial » politique aux « reportages » en passant par le courrier des lecteurs. L’« éditorial » du numéro 57 est un tissu d’invectives et de menaces rédigées par « François Gerbère ». On y lit des phrases comme : « Les larbins sont facilement des voleurs. » Ou : « D’autres responsables doivent payer. Et ils paieront ! » Responsables de quoi ? « François Gerbère » ne le précise pas. Quant aux « reporters », ils vont droit aux sujets les plus équivoques. Le numéro 57, par exemple, propose : « Le roman vécu d’une fille de couleur à travers le monde de la danse et du plaisir. Paris, Marseille, Berlin. » Même esprit déplorable au « Courrier des lecteurs » où un correspondant demande si « une décoction de mouches cantharides incorporée à un aliment ou à une boisson provoque l’abandon instantané chez une personne du sexe faible ». Jo-Germain répond à de telles questions dans un style parfumé.

Les deux dernières pages sont réservées à la rubrique « Quoi de neuf ? ». Un anonyme « Monsieur Tout-Paris » retrace en détail les événements mondains de la semaine. Mondains ? Mais de quel monde s’agit-il ? À la réouverture du cabaret Jane Stick, rue de Ponthieu (l’événement le plus « parisien » du mois selon le chroniqueur), « on remarquait les présences d’Osvaldo Valenti et de Monique Joyce ». Parmi les autres « personnalités » que cite « Monsieur Tout-Paris » : comtesse Tchernicheff, Mag Fontanges, Violette Morriss ; « l’écrivain Boissel, auteur des Croix de sang, l’as de l’aviation Costantini, Darquier de Pellepoix, l’avocat bien connu ; le professeur d’anthropologie Montandon ; Malou Guérin ; Delvale et Lionel de Wiet, directeurs de théâtre ; les journalistes Suaraize, Maulaz et Alin-Laubreaux ». Mais, selon lui, « la table la plus animée fut celle de M. Jean Murraille ». Pour illustrer son propos, une photographie où l’on reconnaît Murraille, Marcheret, la femme rousse qui se promène toujours en tenue de cheval (elle se nomme Sylviane Quimphe), mon père enfin, que l’on cite sous le nom de « Baron Deyckecaire ». « Tous – indique le commentateur – font régner chez Jane Stick la chaude et spirituelle atmosphère des nuits parisiennes. » Deux autres photos présentent une vue panoramique de la soirée. La pénombre, les tables qu’occupent une centaine de personnes en smoking et robes décolletées. Sous chacune des photos, une légende : « La scène s’éclaire, le rideau s’écarte, le parquet disparaît, un escalier surgit peuplé de danseuses… La revue Dans notre miroir commence » et : « De l’élégance, du rythme, de la lumière. Ça, c’est Paris ! » Non. Il y a quelque chose de louche dans cette assemblée. Qui sont tous ces gens ? D’où viennent-ils ? Le « baron » Deyckecaire, par exemple, là, au fond, le visage gras, le buste légèrement affaissé derrière un seau à champagne ?