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— Ça vous intéresse ?

Sur la photographie pâlie, un individu d’âge mûr fait face à un jeune homme dont on ne distingue plus les traits. J’ai levé la tête. Il se tenait debout devant moi : je ne l’avais pas entendu venir du fond des années « troubles ». Il a jeté un coup d’œil sur la rubrique « Quoi de neuf ? » pour savoir ce qui retenait mon attention. Certainement, il m’avait surpris, le nez presque collé au journal comme si j’avais eu affaire à une estampe rare.

— La vie mondaine vous intéresse ?

— Pas spécialement, monsieur, ai-je bredouillé.

Il m’a tendu la main.

— Jean Murraille !

Je me suis levé et, affectant la plus grande surprise :

— C’est vous qui dirigez ce…

— Moi-même…

J’ai dit, au hasard :

— Enchanté ! – Puis, avec effort : – J’aime beaucoup votre journal.

— Vraiment ?

Il souriait. J’ai dit :

— C’est très bien foutu.

Il a paru étonné d’entendre ce terme d’argot que j’employais à dessein pour établir entre nous une connivence.

— C’est très bien foutu, votre journal, ai-je répété en prenant un air pensif.

— Vous êtes du métier ?

— Non.

Il s’attendait que je lui donne des précisions, mais j’ai gardé le silence.

— Cigarette ?

Il a sorti de sa poche un briquet en platine qu’il a ouvert d’un geste sec. Il laissait pendre sa cigarette au coin des lèvres comme elle y pend pour l’éternité.

Hésitant :

— Vous avez lu l’éditorial de Gerbère ? Vous n’êtes peut-être pas d’accord avec l’orientation… politique du journal ?

— Je ne fais pas de politique, ai-je répondu.

— Je vous pose cette question – il souriait – parce que j’aimerais connaître l’avis d’un homme jeune…

— Merci.

— J’ai mis très peu de temps à trouver des collaborateurs… nous formons une équipe homogène. Il y a des journalistes venus de tous les bords. Lestandi, Jo-Germain, Gerbère, Georges-Anquetil… Moi non plus, je n’aime pas beaucoup la politique. Ennuyeux, la politique ! – Rire bref. – Ce qui intéresse le public, ce sont les potins et les reportages. Et les photos surtout ! Les photos ! J’ai choisi une formule… gaie !

— Les gens ont besoin de se détendre « dans une époque comme la nôtre », ai-je remarqué…

— Tout à fait d’accord !

J’ai pris mon souffle. D’une voix saccadée :

— Ce que j’aime surtout dans votre journal, ce sont les « potins indiscrets » de Lestandi. Très bien ! Très vivant !

— Lestandi est un type redoutable. Je ne suis pas toujours d’accord avec ses opinions politiques. Et vous ?

Cette question me prenait au dépourvu. Il me fixait de ses yeux bleu clair et j’ai compris que je devais répondre très vite avant que ne se crée entre nous un insupportable malaise.

— Moi ? Figurez-vous que je suis romancier à mes moments perdus.

L’aplomb avec lequel je débitai cette phrase m’étonna.

— Mais c’est très, très, très intéressant ! Et vous avez déjà publié ?

— Deux nouvelles dans une revue belge, l’année dernière.

— Vous êtes ici en villégiature ?

Il avait posé cette question brutalement, comme s’il éprouvait une soudaine méfiance à mon égard.

— Oui.

J’étais sur le point d’ajouter que nous nous étions déjà croisés au bar et dans la salle à manger.

— C’est un endroit calme, n’est-ce pas ? – Il tirait nerveusement sur sa cigarette. – J’ai acheté une villa en bordure de la forêt. Vous habitez Paris ?

— Oui.

— En dehors de vos activités littéraires – il appuya sur le mot « littéraire », et je discernai une pointe d’ironie dans sa voix –, vous avez un travail régulier ?

— Non. C’est difficile en ce moment.

— Nous vivons une drôle d’époque. Je me demande comment tout cela finira. Et vous ?

— En attendant, il faut profiter de la vie.

Cette réflexion lui plut. Il éclata de rire.

— Après nous le déluge ! – Et il me tapa sur l’épaule. – Tenez, je vous invite à dîner ce soir !

Nous avons fait quelques pas dans le jardin. Pour alimenter la conversation, je lui ai déclaré que l’air était bien doux en ces fins d’après-midi, et que j’occupais l’une des chambres les plus agréables de l’auberge, l’une de celles qui donnaient directement sur la véranda.

J’ai ajouté que le Clos-Foucré me rappelait mon enfance parce que, autrefois, je venais souvent ici avec mon père. Je lui ai demandé s’il était satisfait de sa villa. Il aurait voulu en profiter plus souvent, mais le journal l’accaparait. D’ailleurs il aimait ça. Et Paris ne manquait pas de charme non plus. Nous prîmes place à l’une des tables. Vue du jardin, l’auberge avait un aspect campagnard et cossu et je ne manquai pas de lui en faire la remarque. La gérante (il l’appelait Maud) était, me dit-il, une amie de longue date. Elle lui avait conseillé d’acheter la villa. J’aurais voulu qu’il me donnât des précisions sur cette femme mais je craignais que ma curiosité ne lui parût suspecte.

Depuis très longtemps j’échafaudais les plans les plus divers pour entrer en contact avec eux. J’avais d’abord pensé à la femme rousse. Nos regards, à plusieurs reprises, s’étaient croisés. Il eût été facile de parler à Marcheret en se plaçant à côté de lui, au bar ! Impossible d’approcher directement de mon père à cause de son naturel méfiant. Quant à Murraille, il m’intimidait. Par quel biais l’aborder ? Et c’était lui, en définitive, qui avait résolu le problème. Une idée me traversa l’esprit. Et s’il avait fait le premier pas pour savoir à quoi s’en tenir sur mon compte ? S’il avait remarqué le vif intérêt que je leur portais depuis trois semaines, la manière dont j’épiais chacun de leurs gestes, chacune de leurs paroles au bar ou dans la salle à manger ? Je me souvenais du reproche que l’on me fit quand je voulus entrer dans la police : « Mon petit, vous ne serez jamais un bon flic. Quand vous surveillez quelqu’un ou quand vous écoutez une conversation, ça se voit tout de suite. Vous êtes un enfant. »

Grève roulait vers nous une table chargée d’apéritifs. Nous bûmes du vermouth. Murraille m’annonça que je pourrais lire la semaine prochaine dans son journal un article « épatant » de Jo-Germain. Il prenait un ton familier comme s’il me connaissait depuis longtemps. Le jour baissait. Nous convînmes que cette heure était la plus agréable de la journée.