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Le dos massif de Marcheret. Maud Gallas se tenait derrière le bar et elle a fait un signe de la main à Murraille quand nous sommes entrés. Marcheret s’est retourné.

— Comment ça va, Jean-Jean ?

— Bien, a répondu Murraille. J’ai un invité. Au fait – il m’a regardé en fronçant les sourcils – je ne connais même pas votre nom…

— Serge Alexandre.

Je m’étais inscrit sous cette identité au registre de l’auberge.

— Eh bien, monsieur… Alexandre, a déclaré Marcheret d’une voix traînante, je vous propose un porto-flip.

— Je ne bois pas d’alcool. – Le vermouth de tout à l’heure me donnait la nausée.

— Vous avez tort, a répliqué Marcheret.

— C’est un ami, a dit Murraille. Guy de Marcheret.

— Le comte Guy de Marcheret d’Eu, a rectifié l’autre. – Me prenant à témoin : – Il n’aime pas les particules ! Monsieur est républicain !

— Et vous ? Journaliste ?

— Non, a dit Murraille, c’est un romancier.

— Ça, par exemple ! J’aurais dû m’en douter. Avec un nom comme le vôtre ! Alexandre… Alexandre Dumas ! Mais vous avez l’air triste, je suis sûr qu’un peu d’alcool vous remonterait le moral !

Il me tendait son verre, l’avançait presque sous mon nez et riait sans raison aucune.

— N’ayez pas peur, me dit Murraille. Guy est un véritable boute-en-train.

— Monsieur Alexandre dîne avec nous ? Je lui raconterai des tas d’histoires qu’il pourra placer dans ses romans. Maud, racontez à notre ami quelle impression je fis lorsque j’entrai au Beaulieu en uniforme. Très romanesque, cette entrée, n’est-ce pas, Maud ?

Elle ne répondit pas. Il la regarda avec rancune mais elle soutint son regard. Il s’ébroua :

— Et puis, tout ça, c’est du passé ! Hein, Jean-Jean ? On dîne à la villa ?

— Oui, a répondu sèchement Murraille.

— Avec le gros ?

— Avec le gros.

Ainsi appelaient-ils mon père ?

Marcheret s’est levé. À Maud Gallas :

— Et si vous voulez prendre un verre tout à l’heure à la villa, n’hésitez pas, chère amie.

Elle a souri et son regard s’est posé sur moi. Nos rapports n’avaient pas dépassé la stricte politesse. Quand je la voyais seule, j’aurais voulu lui poser des questions sur Murraille, sur Marcheret, sur mon père. D’abord, lui parler de la pluie et du beau temps. Ensuite entrer, par étapes, dans le vif du sujet. Mais je craignais de n’avoir pas assez de doigté. S’était-elle aperçue que je rôdais autour d’eux ? Dans la salle à manger, je choisissais toujours la table la plus proche de la leur. Pendant qu’ils consommaient au bar, je m’asseyais dans l’un des fauteuils de cuir et faisais semblant de dormir. Je leur tournais le dos pour ne pas attirer leur attention, mais, au bout d’un moment, je craignais qu’ils ne me désignassent du doigt.

— Bonsoir, Maud, a dit Murraille.

À mon tour, je l’ai saluée profondément et j’ai dit :

— Bonsoir, madame.

Mon cœur commence à battre quand nous nous retrouvons dans la grand-rue. Elle est déserte.

— J’espère, me dit Murraille, que la « Villa Mektoub » vous plaira.

— C’est le plus beau monument de la région, déclare Marcheret. Nous l’avons achetée pour une bouchée de pain.

Ils avancent à pas lents. J’ai l’impression, tout à coup, de me laisser prendre à un piège. Il est encore temps de courir et de les semer. Je garde les yeux fixés sur les premiers arbres de la forêt, à cent mètres devant moi. En un élan, je pourrais les atteindre.

— Après vous, me dit Murraille d’un ton mi-ironique, mi-cérémonieux.

J’aperçois une silhouette familière, debout, au milieu de la véranda.

— Tiens, dit Marcheret, le gros est déjà là.

Il se tenait légèrement appuyé contre la balustrade. Elle, assise sur l’un des fauteuils de bois blanc, était en culotte de cheval.

Murraille m’a présenté.

— Madame Sylviane Quimphe… Serge Alexandre… Baron Deyckecaire.

Il m’a tendu une main molle et je l’ai regardé bien en face. Non, il ne me reconnaissait pas.

Elle nous a expliqué qu’elle venait de faire une grande promenade en forêt et qu’elle n’avait pas eu le courage de se changer.

— Aucune importance, chère amie, a déclaré Marcheret. Les femmes sont beaucoup plus belles en tenue de cheval !

Aussitôt la conversation s’est orientée vers le sport hippique. Elle a dit le plus grand bien du maître de manège, un ancien jockey du nom de Dédé Wildmer.

Je l’avais déjà rencontré au bar du Clos-Foucré : visage de bouledogue, teint cramoisi, goût très marqué pour le Dubonnet, les casquettes à carreaux et les vestes de daim.

— Il faudra que nous l’invitions à dîner. Vous me le rappellerez, Sylviane, a dit Murraille.

Se tournant vers moi :

— Vous verrez, c’est un personnage !

— Oui, c’est un personnage, a répété mon père d’une voix timide.

Elle nous parlait de son cheval. Elle lui avait fait sauter quelques obstacles tout à l’heure et cela était « très concluant ».

— Il ne faut pas le ménager, a dit Marcheret d’un ton de connaisseur. Un cheval, ça se travaille aux éperons et à la cravache !

Il a évoqué un souvenir d’enfance : son vieil oncle basque l’obligeant à monter sept heures de suite sous la pluie. « Si tu tombes, lui disait-il, tu ne mangeras pas pendant trois jours ! »

— Eh bien, je ne suis jamais tombé. C’est comme ça – sa voix se fit solennelle – « qu’on forme des cavaliers » !

Mon père a émis un petit sifflement admiratif. Ils ont encore parlé de Dédé Wildmer.

— Je ne comprends pas que ce nabot ait tant de succès avec les femmes, a dit Marcheret.

— Eh bien, moi, a remarqué Sylviane Quimphe, je le trouve très séduisant !

— J’en ai appris de belles, a répliqué sèchement Marcheret. Il paraît que Wildmer s’est « mis à la coco »…

Conversation stupide. Propos vains. Personnages morts. Mais j’étais là, avec mes fantômes, et je me souviens, si je ferme les yeux, qu’une vieille dame en tablier blanc nous a annoncé que le dîner était servi.

— Nous pourrions rester sur la véranda, a proposé Sylviane Quimphe. Il fait si bon ce soir…

Marcheret, lui, aurait voulu dîner aux chandelles, mais il a fini par admettre que « la pénombre bleutée dans laquelle nous baignions avait ses charmes ». Murraille servait à boire. Je crus comprendre qu’il s’agissait d’un vin illustre.

— Fameux ! s’exclama Marcheret, et il fit un claquement de langue que mon père reprit en écho.

J’étais placé entre Murraille et Sylviane Quimphe qui me demanda si je passais mes vacances ici.

— Je vous ai déjà vu au Clos-Foucré.

— Moi aussi, lui dis-je.

— Je crois même que nos chambres sont voisines.

Et elle me jeta un drôle de regard.

— M. Alexandre aime beaucoup mon journal, dit Murraille.

— Sans blague ? s’étonna Marcheret. Vous êtes bien le seul ! Si vous lisiez toutes les lettres anonymes que reçoit Jean-Jean… Dans la dernière, on le traite de pornographe et de gangster !

— Je m’en fous, dit Murraille. Voyez-vous, reprit-il en baissant la voix, on m’a fait une réputation détestable dans la presse. On m’a même accusé, avant-guerre, de toucher des enveloppes ! J’ai toujours excité l’envie des sous-fifres !

Il avait martelé ces derniers mots et le rouge lui montait au visage. On servait le dessert.

— Et que faites-vous dans la vie ? me demanda Sylviane Quimphe.

— Romancier, dis-je précipitamment.

Je regrettais de m’être présenté à Murraille sous cette curieuse étiquette.