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— Vous écrivez des romans ?

— Vous écrivez des romans ? répéta mon père.

C’était la première fois qu’il m’adressait la parole depuis le début du dîner.

— Oui. Et vous ?

Il écarquillait les yeux.

— Moi ?

— Vous êtes ici… en villégiature ? lui demandai-je poliment.

Il me fixait avec un regard de bête traquée.

— M. Deyckecaire, dit Murraille – et il désignait mon père du doigt –, habite une très belle propriété à cent mètres d’ici. Ça s’appelle « Le Prieuré ».

— Oui… « Le Prieuré », dit mon père.

— C’est beaucoup plus impressionnant que la « Villa Mektoub ». Figurez-vous qu’il y a une chapelle dans le parc.

— Chalva est très croyant ! dit Marcheret.

Mon père pouffa de rire.

— N’est-ce pas, Chalva ? insista Marcheret. Quand est-ce qu’on va te voir en soutane ? Dis, Chalva ?

— Malheureusement, me dit Murraille, notre ami Deyckecaire est comme nous. Ses occupations le retiennent à Paris.

— Lesquelles ? hasardai-je.

— Rien d’intéressant, dit mon père.

— Mais si ! dit Marcheret, je suis sûr que M. Alexandre aimerait que tu lui expliques toutes tes combinaisons financières ! Savez-vous que Chalva – il prenait un ton moqueur – est un chevalier d’industrie. Il pourrait donner des leçons à Sir Basil Zaharoff !

— Ne le croyez pas, murmura mon père.

— Je vous trouve tellement mystérieux, Chalva, dit Sylviane Quimphe en joignant les mains.

Il sortit un grand mouchoir dont il s’épongea le front et je me rappelle brusquement que ce geste lui est familier. Il se tait. Moi aussi. La lumière baisse. Là-bas, les trois autres tiennent un conciliabule. Je crois que Marcheret dit à Murraille :

— Ta nièce m’a téléphoné. Qu’est-ce qu’elle fout à Paris ?

Murraille s’étonne de ces brutalités de langage. Un Marcheret, un d’Eu, parler de cette façon !

— Si ça continue, dit l’autre, je romps les fiançailles !

— Tut… tut… Ce serait une erreur, dit Murraille.

Sylviane profite du silence pour raconter qu’un certain Eddy Pagnon, dans un cabaret où elle se trouvait en sa compagnie, a brandi un revolver d’enfant devant les clients terrifiés. Eddy Pagnon… Encore un nom qui court dans ma mémoire. Personnage ? Je ne sais pas, mais cet homme me plaît qui sort un revolver dont il menace des ombres.

Mon père était venu s’accouder contre la balustrade de la véranda et je m’approchai de lui. Il avait allumé un cigare qu’il fumait rêveusement. Au bout de quelques minutes, il s’appliqua à faire des ronds de fumée. Derrière nous, les autres chuchotaient et semblaient nous avoir oubliés. Lui-même ignorait ma présence bien que j’eusse toussoté à plusieurs reprises, et nous restâmes là longtemps, lui à dessiner ses ronds et moi à surveiller la perfection de ceux-ci.

Nous passâmes au salon. On y accédait de la véranda par une porte-fenêtre. C’était une grande pièce meublée en style colonial. Sur le mur du fond, un papier peint aux couleurs tendres représentait (Murraille me l’expliqua par la suite) une scène de Paul et Virginie. Un rocking-chair, de petites tables et des fauteuils en rotin. Poufs de-ci, de-là. (J’appris que Marcheret les avait ramenés de Bouss-Bir en quittant la Légion.) Trois lanternes chinoises accrochées au plafond répandaient une lumière incertaine. Sur une étagère, je remarquai quelques pipes à opium… Tout cet assemblage hétéroclite et fané évoquait le Tonkin, les planteurs de Caroline du Sud, la concession française de Shanghai, le Maroc de Lyautey et je dus mal dissimuler ma surprise puisque Murraille me dit d’un air gêné : « C’est Guy qui a choisi l’ameublement. » Je m’assis, en retrait. Ils parlaient à voix basse, devant un plateau de liqueurs. Le malaise que j’éprouvais depuis le début de la soirée s’aggrava et je me demandai alors s’il ne valait pas mieux prendre congé. Mais j’étais incapable de me mouvoir, comme dans ces mauvais rêves où l’on voudrait fuir devant le danger qui s’avance et où l’on sent ses jambes se dérober. Les paroles, les gestes, les visages avaient pris, au cours du dîner, un caractère flou et irréel à cause de la pénombre ; et maintenant, sous la clarté avare que distillaient les lampes du salon, tout devenait encore plus imprécis. J’ai pensé que mon malaise était celui d’un homme qui tâtonne dans une obscurité poisseuse et cherche vainement un commutateur. Aussitôt un rire nerveux m’a secoué, que les autres – fort heureusement – n’ont pas remarqué. Ils poursuivaient leur entretien sans que je pusse en saisir un seul mot. Ils étaient vêtus comme le sont d’ordinaire les Parisiens aisés qui passent quelques jours à la campagne. Murraille portait une veste de tweed ; Marcheret un chandail, du plus beau brun, en cachemire sans doute ; mon père un complet de flanelle grise. Leurs cols s’ouvraient sur des foulards de soie, impeccablement noués. La culotte de cheval de Sylviane Quimphe ajoutait à l’ensemble une note d’élégance sportive. Mais tout cela détonnait dans ce salon où l’on se serait attendu à voir des gens en costumes de toile blanche et casques coloniaux.

— Vous faites bande à part ? me demanda Murraille. C’est ma faute. Je suis un très mauvais maître de maison.

— Vous n’avez pas encore goûté, cher monsieur Alexandre, la délicieuse fine que voilà. – Et Marcheret me tendait un verre d’un geste impératif. – Buvez !

Je m’y efforçai en réprimant un haut-le-cœur.

— Vous aimez cette pièce ? me demanda-t-il. Exotique, n’est-ce pas ? Je vous montrerai ma chambre. J’y ai fait installer une moustiquaire.

— Guy a la nostalgie des colonies, dit Murraille.

— Des endroits infects, dit Marcheret. – Rêveur : – Mais si on me proposait d’y retourner, je rempilerais.

Il se tut comme si tout ce qu’il pouvait dire à ce sujet ne serait compris de personne. Mon père hocha la tête. Il y eut un très long moment de silence. Sylviane Quimphe caressait ses bottes d’une main distraite. Murraille suivait des yeux le vol d’un papillon qui se posa sur l’une des lanternes chinoises. Mon père, lui, était tombé dans un état de prostration qui m’inquiétait. Son menton touchait presque sa poitrine, des gouttes de sueur perlaient à son front. Je souhaitais qu’un boy vînt d’un pas traînant pour débarrasser la table et éteindre les lumières.

Marcheret posa un disque sur le phono. Une mélodie douce. Cela s’appelait, je crois, Soir de septembre.

— Vous dansez ? m’a demandé Sylviane Quimphe.

Elle n’a pas attendu ma réponse et, déjà, nous dansons. La tête me tourne. Mon père m’apparaît à chaque fois que je vire et volte.

— Vous devriez monter à cheval, me dit-elle. Si vous voulez, demain je vous emmène au manège.

S’était-il endormi ? Je n’avais pas oublié qu’il fermait les yeux, souvent, mais qu’il ne s’agissait là que d’une feinte.

— Vous verrez, c’est tellement agréable, les grandes promenades en forêt !

Il avait beaucoup grossi en dix ans. Je ne lui connaissais pas ce teint plombé.

— Vous êtes un ami de Jean ? m’a-t-elle demandé.

— Pas encore, mais j’espère que cela viendra.

Elle a paru étonnée de cette réponse.

— Et j’espère que nous serons amis vous et moi, ai-je ajouté.

— Bien sûr. Je vous trouve charmant.

— Vous connaissez ce… baron Deyckecaire ?

— Pas très bien.

— Qu’est-ce qu’il fait, au juste ?

— Je ne sais pas ; il faudrait le demander à Jean.

— Je le trouve bizarre, moi, ce baron.

— Oh, il doit trafiquer…

À minuit, Murraille a voulu écouter le dernier bulletin d’information. La voix du speaker était encore plus aiguë que d’habitude. Après avoir énoncé brièvement les nouvelles, il s’est livré à une sorte de commentaire sur un ton hystérique. Je l’imaginais derrière son micro : malingre, cravaté de noir et en manches de chemise. Il a conclu : « Bonne nuit à vous tous. »