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— Merci, a dit Marcheret.

Murraille me prenait à part. Il se frotta l’aile du nez, posa la main sur mon épaule.

— Au fait… dites… Je viens de penser à quelque chose. Ça vous plairait de collaborer au journal ?

— Vous croyez ?

J’avais un peu bégayé et le résultat avait été ridicule : Vous croi-croyez ?…

— J’aimerais beaucoup, oui, qu’un garçon comme vous travaille à C’est la vie. À moins que le journalisme ne vous rebute ?

— Pas du tout !

Il hésita, puis sur un ton plus amical :

— Je ne voudrais pas vous compromettre étant donné le caractère un peu… particulier de mon journal…

— Je n’ai pas peur de me mouiller, lui dis-je.

— C’est courageux de votre part.

— Mais que voulez-vous que j’écrive ?

— Oh, à votre choix : une nouvelle, une chronique, un article dans le genre « choses vues ». Vous avez tout votre temps.

Il avait articulé ces derniers mots avec une insistance curieuse et en me regardant droit dans les yeux.

— C’est d’accord ? – Il sourit. – Vous vous mouillez ?

— Pourquoi pas ?

Nous avons rejoint les autres. Marcheret et Sylviane Quimphe parlaient d’un établissement nocturne qui venait de s’ouvrir rue Jean-Mermoz. Mon père s’était mêlé à la conversation : il avait un faible, lui, pour le bar américain de l’avenue de Wagram dont le patron était un ancien coureur cycliste.

— Tu veux parler du Rayon d’Or ? lui demanda Marcheret.

— Non, ça s’appelle le Fairy-land, dit mon père.

— Tu te trompes, gros ! Le Fairy-land, c’est rue Fontaine !

— Mais non, dit mon père.

— 47 rue Fontaine. On va voir ?

— Tu as raison, Guy, soupira mon père. Tu as raison…

— Est-ce que vous connaissez le Château-Bagatelle ? demanda Sylviane Quimphe. Il paraît qu’on s’y amuse beaucoup.

— Rue de Clichy ? s’informa mon père.

— Mais non ! cria Marcheret. Rue Magellan ! Tu confonds avec chez Marcel Dieudonné ! Tu confonds tout ! La dernière fois, nous avions rendez-vous à L’Écrin rue Joubert, et monsieur nous a attendus jusqu’à minuit, rue de Hanovre, au Cesare Leone ! N’est-ce pas, Jean ?

— Ce n’est pas très grave, bougonna Murraille.

Pendant un quart d’heure, des noms de bars et de boîtes égrenés en chapelet comme si Paris, la France, l’univers, n’eussent été qu’un quartier réservé, un immense bordel à ciel ouvert.

— Et vous, monsieur Alexandre, vous sortez beaucoup ?

— Non.

— Eh bien, cher ami nous vous initierons « aux douceurs des nuits parisiennes ».

Ils buvaient toujours en évoquant d’autres endroits dont les noms m’éclaboussaient au passage : Armorial, Czardas, Honolulu, Schubert, Gipsys, Monico, L’Athénien, Mélody’s, Badinage. Ils étaient tous saisis d’une volubilité qui semblait intarissable. Sylviane Quimphe déboutonnait son chemisier, les visages de mon père, de Marcheret, de Murraille s’altéraient, prenaient une teinte sang-de-bœuf tout à fait inquiétante. Seuls me parvenaient encore quelques noms : Triolet, Monte-Cristo, Capurro’s, Valencia. La tête me tournait. Aux colonies – pensai-je – les soirées doivent se prolonger interminablement comme celle-ci. Des planteurs neurasthéniques moulinent leurs souvenirs et tâchent de combattre la peur qui les empoigne de crever à la prochaine mousson.

Mon père s’est levé. Il leur a dit qu’il se sentait fatigué et qu’il avait un travail à terminer cette nuit.

— Tu vas fabriquer de la fausse monnaie, Chalva ? a demandé Marcheret d’une voix pâteuse. Vous ne trouvez pas, monsieur Alexandre, qu’il a une gueule de faussaire ?

— Ne l’écoutez pas, m’a dit mon père.

Il a serré la main de Murraille.

— C’est d’accord, lui a-t-il murmuré. Je m’occupe de tout cela.

— Je compte sur vous, Chalva.

Quand il est venu me saluer, je lui ai dit :

— Je rentre, moi aussi. Nous pouvons faire un bout de chemin ensemble.

— Avec plaisir, monsieur.

— Vous partez déjà ? m’a demandé Sylviane Quimphe.

— Si j’étais vous, m’a lancé Marcheret, je me méfierais de lui ! Et il désignait mon père du doigt.

Murraille nous a accompagnés jusqu’au seuil de la véranda.

— J’attends votre article, m’a-t-il dit. Bon courage !

Nous marchions en silence. Il a paru étonné que je prenne avec lui le chemin du Bornage, au lieu de continuer tout droit, jusqu’à l’auberge. Il m’a jeté un regard furtif. Me reconnaissait-il ? J’ai voulu le lui demander mais je me rappelai l’habileté avec laquelle il éludait les questions gênantes. Ne m’avait-il pas déclaré un jour : « Je découragerais dix juges d’instruction ? » Nous avons dépassé un lampadaire. Quelques mètres plus loin, c’était de nouveau la pénombre. Les maisons que je distinguais semblaient abandonnées. Le bruissement du vent dans les feuillages. Peut-être avait-il oublié, au cours de ces dix ans, jusqu’à mon existence. Que de soins et d’intrigues afin de marcher aux côtés de cet homme… Je revoyais le salon de la « Villa Mektoub », les visages de Murraille, de Marcheret, de Sylviane Quimphe et Maud Gallas derrière le bar, et Grève traversant le jardin… Les gestes, les paroles, mes alertes, mes guets, mes alarmes au long de ces journées interminables. Une envie de vomir… J’ai dû m’arrêter pour reprendre souffle. Il s’est tourné vers moi. Un autre lampadaire se dressait à sa gauche et l’enveloppait d’une clarté neigeuse. Il se tenait immobile, pétrifié, et j’ai failli, tout à coup, le toucher et m’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un mirage. Quand nous avons poursuivi notre marche, je me suis souvenu de nos promenades, jadis, dans Paris. Nous déambulions côte à côte, comme cette nuit. Nous n’avions même fait que cela depuis que nous nous connaissions. Marcher, sans qu’aucun de nous rompe le silence. Et cela continuait. Après le tournant, nous nous trouverions devant la grille du « Prieuré ». J’ai dit à voix basse : « C’est une belle nuit, n’est-ce pas ? » Il a répondu distraitement : « Oui, une très belle nuit. » Nous étions à quelques mètres de la grille et j’attendais l’instant où il me serrerait la main pour prendre congé. Ensuite, je le verrais se perdre dans l’obscurité et je resterais là, au milieu de cette route, dans l’état d’hébétude où l’on se trouve après avoir laissé passer l’occasion, peut-être, d’une vie.

— Voilà, m’a-t-il dit. J’habite ici.

Il me désignait d’un geste timide la maison qu’on devinait au bout de l’allée. Le toit brillait d’un doux éclat sous la lune.

— Ah bon ? C’est là ?

— Oui.

Une gêne entre nous. Il avait sans doute voulu me faire comprendre qu’il était temps de nous quitter et voyait que je ne me décidais pas.

— Ça m’a l’air d’une très belle maison, ai-je dit en prenant un air convaincu.

— Une très belle maison, en effet.

J’ai deviné une pointe de nervosité dans sa voix.

— Vous l’avez achetée récemment ?

— Oui. Enfin non ! – Il bafouillait. – Il s’était appuyé contre la grille et ne bougeait pas.

— Vous la louez, cette maison ?

Son regard essayait d’accrocher le mien et cela me surprit. Il ne regardait jamais les gens en face.