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— Oui, je la loue.

Il avait articulé ces mots à la limite de l’audible.

— Vous devez me trouver bien indiscret ?

— Mais pas du tout, cher monsieur !

Il ébaucha un sourire qui était plutôt un tremblement des lèvres, comme s’il craignait de recevoir un coup, et j’ai eu pitié de lui. Ce sentiment que j’éprouvais depuis toujours à son égard me causait une brûlure vive à l’estomac.

— Vos amis sont charmants, ai-je dit. J’ai passé une excellente soirée.

— Tant mieux.

Cette fois-ci, il me tendait la main.

— Il faut que je rentre travailler.

— À quoi ?

— Rien d’intéressant, De la comptabilité.

— Bon courage, ai-je murmuré. J’espère vous revoir un de ces jours.

— Avec plaisir, monsieur.

Au moment où il poussait la grille, je me suis senti en proie au vertige : lui taper sur l’épaule et lui expliquer en détail tout le mal que je m’étais donné pour le retrouver. À quoi bon ? Il suivait l’allée lentement, de la démarche d’un homme fourbu. Il est resté, un long moment, debout sur le perron. De loin, sa silhouette me semblait informe. Appartenait-elle à un homme ou à l’une de ces créatures monstrueuses qui surgissent, les nuits de fièvre ?

S’est-il demandé ce que je faisais là, à attendre, derrière la grille ?

J’ai fini, grâce à ma patience acharnée, par les mieux connaître. En ce mois de juillet, leurs occupations ne les retenaient pas à Paris et ils « profitèrent » de la campagne (comme disait Murraille). Tout ce temps, je l’ai passé auprès d’eux, je les ai écoutés parler avec une docilité et une attention soutenue. Je consignais, sur de petites fiches, les renseignements que j’avais glanés. Je sais bien que le curriculum vitae de ces ombres ne présente pas un grand intérêt, mais si je ne le dressais pas aujourd’hui, personne d’autre ne s’y emploierait. C’est mon devoir, à moi qui les ai connus, de les sortir – ne fût-ce qu’un instant – de la nuit. C’est mon devoir et c’est aussi, pour moi, un véritable besoin.

Murraille. Il se lia, très jeune, au café Brébant, avec un groupe de journalistes du Matin. Ceux-ci l’engagèrent à entrer dans la profession. Il le fit. À vingt ans, factotum, puis secrétaire d’un individu qui dirigeait une feuille de chantage. Sa devise était : « Pas de menaces. Une simple pression. » Murraille allait chercher les enveloppes au domicile des intéressés. Il se souvenait de leur accueil peu cordial. Quelques-uns, pourtant, lui manifestaient une amabilité onctueuse et lui demandaient d’intercéder en leur faveur auprès de son patron afin qu’il se montrât moins exigeant. Ceux-là avaient « beaucoup de choses à se reprocher ». Au bout de quelque temps, il fut promu rédacteur, mais les articles qu’il devait écrire étaient d’une effrayante monotonie et commençaient tous par : « On apprend, de source sûre, que M. X…» ou : « Comment se fait-il que M. Y…» ou bien : « Est-il vrai que M. Z…» Suivaient des « révélations » dont Murraille avait honte d’être le propagateur. Son patron lui recommandait de conclure toujours par un petit couplet moral dans le genre : « Il faut que les méchants soient punis », ou bien par ce qu’il appelait une « note d’espoir » : « Nous souhaitons de tout cœur que M. X… (ou M. Y…) retrouve le droit chemin. Nous en sommes même sûrs car, comme dit l’évangéliste, tout homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière », etc. Murraille éprouvait une tristesse passagère en touchant son salaire à la fin du mois. Et puis les bureaux du 30 bis rue de Grammont invitaient à certaine mélancolie : papiers peints défraîchis, meubles vieillots, lumière parcimonieuse. Tout cela n’avait rien d’exaltant pour un garçon de son âge. S’il demeura trois ans dans cette officine, c’est qu’il touchait de gros émoluments. Son patron savait se montrer généreux et lui donnait le quart des bénéfices. Cet homme (le sosie, paraît-il, de Raymond Poincaré) ne manquait pas de sensibilité. Il tombait souvent dans un état de grande tristesse et confiait à Murraille qu’il était devenu maître chanteur parce que ses semblables l’avaient déçu. Il les croyait bons – mais s’était vite rendu compte de sa méprise ; alors il avait décidé de dénoncer sans relâche leurs turpitudes. Et de les faire PAYER. Un soir, dans un restaurant, il mourut d’un infarctus. Ses derniers mots furent : « Si vous saviez !…» Murraille avait vingt-cinq ans. Ce furent, pour lui, des temps difficiles. Il tenait la rubrique de cinéma et de music-hall dans quelques journaux.

Sa réputation devint bientôt détestable dans les milieux de la presse : on le traitait couramment de « planche pourrie ». Il en a souffert, mais sa nonchalance et son goût de la vie facile le rendaient incapable de se corriger. Il craignait toujours de manquer d’argent et cette éventualité le jetait dans des états de transes. Il eût été alors capable de n’importe quoi, comme un drogué pour se procurer sa dose.

Au moment où je l’ai connu, il triomphait. Il dirigeait enfin son propre journal. « Les temps troublés que nous traversions » lui avaient permis de réaliser ce rêve. Il profitait du désordre et de la nuit. Dans ce monde qui s’en allait à la dérive, il se sentait parfaitement à l’aise. Je me suis souvent demandé comment un homme d’allure si distinguée (tous ceux qui l’ont approché vous parleront de son élégance naturelle et de son regard clair) et capable quelquefois d’une si grande générosité pût être à ce point dénué de scrupules. Une chose me plaisait beaucoup en lui : il ne se faisait aucune illusion sur son compte. Un camarade de régiment lui avait tiré dessus, par mégarde, en nettoyant son fusil et la balle s’était logée à quelques centimètres du cœur. Combien de fois m’a-t-il répété : « Quand je serai condamné à mort sans circonstances Atténuantes, les types qu’on chargera de me foutre douze balles dans la peau pourront en économiser une. »

Marcheret, lui, était originaire du quartier des Ternes. Sa mère, veuve d’un colonel, avait essayé de l’élever le mieux possible. Cette femme, vieillie précocement, se sentait menacée par le monde extérieur. Elle aurait souhaité que son fils entrât dans les ordres. Là, au moins, il ne risquerait rien. Marcheret, dès l’âge de quinze ans, n’eut qu’une idée : quitter le plus, vite possible leur minuscule appartement de la rue Saussier-Leroy, où le maréchal Lyautey, dans son cadre, semblait l’épier d’un regard très doux. (Il y avait même une dédicace sur la photo : « Au colonel de Marcheret. Tendrement. Lyautey. ») Sa mère eut bientôt de sérieuses raisons de s’inquiéter : études chaotiques, paresse. Renvoi du lycée Chaptal pour avoir fracturé le crâne de l’un de ses condisciples. Fréquentation assidue des cafés et des lieux de plaisir. Parties de billard et de poker qui se prolongeaient jusqu’à l’aube. Besoins d’argent de plus en plus impérieux. Elle ne lui faisait aucun reproche. Ce n’était pas lui, le coupable, mais les autres, les méchants, les communistes, les juifs. Comme elle aurait aimé qu’il restât dans sa chambre à l’abri… Un soir, Marcheret déambulait le long de l’avenue de Wagram. Il éprouvait cette exaspération qui vous prend toujours à vingt ans, par rafales, lorsqu’on ne sait à quoi employer sa vie. Au remords de causer de la peine à sa mère, se mêlait la colère de n’avoir que cinquante francs en poche… Ça ne pouvait plus durer. Il entra dans un cinéma. On y donnait Le Grand Jeu avec Pierre Richard-Willm. L’histoire d’un jeune homme qui partait pour la Légion. Marcheret croyait voir sa propre image sur l’écran. Il resta deux séances de suite, fasciné par le désert, la ville arabe et les uniformes. À 18 heures, ce fut le légionnaire Guy de Marcheret qui se dirigea vers le café le plus proche et commanda un blanc-cassis. Puis un autre. Il s’engagerait le lendemain.