Tourte loucha vers la carte en papillotant. « Quel c’est, Vivesaigues ? »
Le château était symbolisé par une tour peinte, au confluent tracé en bleu de la Culbute et de la Ruffurque. « Là. » Elle y appliqua son doigt. « C’est écrit, Vivesaigues.
— Pasque tu sais lire c’ qu’y a d’écrit ? » dit-il, d’un air aussi sidéré que si elle s’était targuée de marcher sur l’eau.
Elle acquiesça d’un simple hochement. « Une fois à Vivesaigues, on ne risque plus rien.
— Plus rien ? Pourquoi ça ? »
Parce que Vivesaigues appartient à mon grand-père et que Robb, mon frère, y sera, fut-elle tentée de répondre. Elle se mordit la lèvre et enroula le parchemin. « Parce que, c’est tout. Mais seulement si on y arrive. » Elle fut la première en selle. Il lui était désagréable de cacher la vérité à Tourte, mais elle n’allait pas pour autant la lui révéler. Gendry la savait, mais ce n’était pas pareil. Lui aussi avait son secret, même s’il semblait ignorer en quoi ce secret consistait.
Arya pressa le train, ce jour-là, maintenant les chevaux au trot le plus longtemps possible et leur arrachant même un bout de galop, pour peu qu’elle aperçût du terrain plat, devant. Ce qui n’arrivait guère, au demeurant ; plus on avançait, plus se vallonnait la région. Sans être bien hautes ni bien abruptes, les collines avaient l’air de se succéder indéfiniment, et ils en eurent vite assez d’en descendre une pour grimper l’autre, sans compter que le pays leur imposait de suivre le lit des ruisseaux, de s’enfoncer dans un dédale de ravins si creux et touffus que les frondaisons formaient un dais sans faille par-dessus.
De temps à autre, Arya commandait à ses compagnons de poursuivre tandis qu’elle-même rebroussait chemin pour tenter de brouiller la piste et, l’oreille constamment tendue, guettait un premier indice qu’on les pourchassait. Trop lente, songeait-elle en se mâchouillant la lèvre, notre allure est trop lente, ils finiront forcément par nous rattraper. Une fois, du sommet d’une crête, elle aperçut, au fond de la vallée, de sombres silhouettes en train de franchir un gué, et, le temps d’un battement de cœur, craignit que les cavaliers de Roose Bolton les talonnent déjà, mais un second regard la rassura : ce n’était qu’une meute de loups. Elle arrondit les mains autour de sa bouche et, à leur intention, hurla : « Ahooooooooo, ahooooooooo. » Et lorsque le plus gros d’entre eux pointa le museau vers le ciel et lui répondit, un long frisson la parcourut.
Tourte avait commencé à gémir vers midi. Il avait mal au cul, disait-il, et la selle lui fichait l’entrecuisse à vif, et, en plus, il lui fallait piquer un roupillon. « Chuis si fatigué que j’ vais tomber de ch’val. »
Arya se tourna vers Gendry. « S’il tombe, à ton avis, qui le trouvera le premier, les Pitres, ou les loups ?
— Les loups, dit Gendry. Meilleur nez. »
Tourte ouvrit le bec et le referma. Il ne tomba pas de cheval. La pluie reprit peu après. On n’avait pas seulement entr’aperçu le soleil. Le froid s’accentuait, et des brumes blanchâtres s’effilochaient entre les pins et parcouraient la nudité calcinée des champs.
Tout en se trouvant presque aussi mal loti que Tourte, Gendry était trop opiniâtre pour se lamenter. Malgré l’expression résolue qu’il plaquait sous la noirceur de sa tignasse hirsute, Arya n’avait qu’à le voir en selle pour le décréter piètre cavalier. J’aurais dû me rappeler, pensa-t-elle. Elle avait toujours monté, pour autant qu’elle se souvînt, des poneys quand elle était petite, des chevaux, après, tandis que Tourte et Gendry étaient des citadins-nés, et qu’en ville les petites gens allaient à pied. Yoren avait eu beau leur donner des montures, au départ de Port-Réal, monter un âne et se traîner derrière un fourgon était une chose, mener un cheval de chasse dans des bois sauvages et des campagnes incendiées en était une autre.
Seule, elle irait autrement plus vite, bien entendu, mais elle ne pouvait les planter là. Ils étaient sa meute, ses amis, les seuls amis vivants qui lui restaient, et, sans elle, ils seraient encore à Harrenhal, à suer en sécurité, l’un à sa forge, l’autre à ses fourneaux. Si les Pitres nous attrapent, je leur dirai que je suis la fille de Ned Stark et la sœur du roi du Nord. Je leur commanderai de me conduire auprès de mon frère et de ne pas toucher Tourte et Gendry. Il n’était pas sûr qu’ils la croient, toutefois, et même s’ils le faisaient… Tout banneret de Robb qu’il était, lord Bolton ne la terrifiait pas moins. Jamais je ne leur permettrai de nous attraper, se jura-t-elle silencieusement, tout en touchant par-dessus l’épaule la poignée de l’épée que Gendry avait volée pour elle. Jamais.
En fin d’après-midi, ils émergèrent du couvert et se trouvèrent en présence d’un cours d’eau. Tourte en poussa un cri de ravissement. « Le Trident ! On a plus main’nant qu’à le r’monter comm’ t’as dit. On y est presque ! »
Arya se mâchouilla la lèvre. « Je ne pense pas que ce soit le Trident. » Tout grossi qu’il était par la pluie, tout au plus avait-il trente pieds de large. Le Trident de ses souvenirs était beaucoup plus imposant. « C’est trop petit pour être le Trident, dit-elle, et on n’a pas assez marché.
— Oh que si ! s’obstina Tourte. On a cavalé toute la journée, et on s’est comme qui dirait pas arrêtés du tout. On a dû faire pas mal de route.
— Regardons cette carte encore un coup », dit Gendry.
Arya mit pied à terre, sortit la carte et la déroula. La pluie crépitait sur le parchemin et y formait des ruisselets. « On est quelque part dans ce coin, je pense, indiqua-t-elle du bout du doigt, tandis qu’ils se penchaient par-dessus son épaule.
— Mais ! s’étrangla Tourte, on aurait comme qui dirait pas bougé ! Regarde, Harrenhal est là, près de ton doigt, tu le touches presque…, et on a cavalé toute la journée !
— Il y a des milles et des milles avant qu’on arrive au Trident, dit-elle. Il nous faudra des jours. Il doit s’agir ici d’un autre cours d’eau, l’un de ceux-ci, tu vois ? » Elle montrait un réseau de traits beaucoup plus ténus peints en bleu par le cartographe, chacun surmontant un nom tracé en pattes de mouche. « Le Darry, la Pomme verte, la Gamine…, ah, ici, le Saulet – pourrait être ça. »
Tourte compara d’un coup d’œil la chose et le trait. « M’a pas l’air si petit, à moi. »
Gendry fronçait tout autant les sourcils. « Çui que tu désignes, y se jette dans cet autre, vois ?
— Le Saule, lut-elle.
— Va pour ton Saule. Hé bien, ton Saule, y rejoint le Trident. On aurait qu’à suivre l’un puis l’autre, mais faut descendre le courant, pas monter. Seulement, si c’est pas le Saulet, ça, si c’est cet autre, là…
— Le Risou, lut-elle.
— Y fait un crochet, vu ? Coule vers le lac et puis rapplique à Harrenhal. » Son doigt souligna ses dires.
Tourte s’exorbita. « Non ! Sûr qu’y nous tueront.
— Faut qu’on sache quel c’est, déclara Gendry de sa voix la plus butée. Faut qu’on sache.
— Hé bien, on ne sait pas. » La carte pouvait bien comporter autant de noms que de traits bleus, personne n’avait inscrit de nom, là, sur la rive. « On ne va pas remonter le courant ni le descendre, décida-t-elle tout en enroulant la carte. On traverse, et on continue d’aller vers le nord, comme avant.