« Et merde aussi pour le Vieil Ours, dit le natif des Sœurs, maigrichon au museau pointu et aux yeux fébriles. Mormont sera mort avant l’aube, t’as oublié ? S’en fout tous, de c’ qui lui plaît ! »
Les petits yeux noirs de P’tit Paul clignotèrent. Peut-être avait-il oublié, vraiment, songea Chett ; il était assez bête pour oublier tout et n’importe quoi. « Pourquoi qu’on devrait tuer le Vieil Ours ? Pourquoi qu’on y fout pas la paix en foutant tout bonnement le camp ?
— Parce que tu crois que lui nous foutra la paix ? dit Fauvette. Nous traquera, oui. T’as envie qu’on te traque, oh, tête-de-veau ?
— Non, dit P’tit Paul. J’ai pas envie de ça. J’ai pas.
— Alors, tu vas le tuer ? demanda Fauvette.
— Oui. » Le malabar enfonça le talon de sa pique dans la rive gelée. « Je vais. Faut pas qu’y nous traque. »
Le Sœurois retira ses mains de ses aisselles et se tourna vers Chett. « Faut qu’on tue tous les officiers, j’ dis. »
Chett fut écœuré d’entendre ça. « On va pas revenir là-dessus. Le Vieil Ours, et Blane de Tour Ombreuse. Plus Grubbs et Aethan, pas de pot que c’est leur tour de veille, et Dywen et Bannen, pour pas qu’y nous suivent à la trace, et ser Goret, rapport aux corbeaux. C’est tout. On les tue sans bruit, tant qu’y dorment. Un cri, et on est tous bons pour les asticots, nous. » Ses pustules étaient violacées de rage. « Fais juste ta part, et vise que tes cousins font aussi la leur. Quant à toi, Paul, essaye un bon coup de te rappeler, c’est la troisième veille, pas la deuxième.
— La troisième, ânonna dans son poil et sa morve gelée le malabar. Moi et Tapinois. M’en rappelle, Chett. »
Il n’y aurait pas de lune, cette nuit-là, et ils avaient combiné les veilles pour disposer de huit sentinelles à eux, plus deux gardant les chevaux. On pouvait pas rêver meilleur moment. Sans compter que les sauvageons risquaient maintenant de leur tomber dessus du jour au lendemain. Chett entendait se trouver au diable quand ça se produirait. Il tenait à sa peau.
Avec trois cents frères jurés, deux cents en provenance de Châteaunoir et une centaine de Tour Ombreuse, soit près d’un tiers de son effectif global, cette expédition vers le nord était de mémoire d’homme la plus importante entreprise par la Garde de Nuit. Elle se proposait tout autant de retrouver Ben Stark, ser Waymar Royce et les autres patrouilleurs portés disparus que de découvrir pourquoi les sauvageons désertaient en masse leurs villages. Or, si l’on n’était pas plus avancé quant au sort des premiers qu’au départ du Mur, du moins savait-on désormais où s’étaient regroupés les seconds – dans les hauteurs glacées des maudits Crocgivre. Hé bien, qu’ils y croupissent jusqu’à la fin des temps n’allait pas mettre en perce une seule pustule de Chett.
Seulement, voilà. Ils en descendaient. Par la vallée de la Laiteuse.
Chett leva les yeux, la rivière était là. Avec ses berges rocheuses et barbelées de glace, avec ses flots blanchâtres qui dévalaient sans trêve des Crocgivre. Comme en dévalaient maintenant Mance Rayder et ses sauvageons. Thoren Petibois était revenu couvert d’écume trois jours plus tôt. Pendant qu’il contait au Vieil Ours ce qu’avaient vu ses éclaireurs, un de ses gars, Kedge Œilblanc, les mettait au courant, eux tous. « Z’étaient encore fin loin du piémont, mais z’arrivent, disait-il tout en se chauffant les mains au-dessus du feu. C’est c’te garce vérolée d’Harma la Truffe qu’a l’avant-garde. Que les flammes y éclairaient la gueule en plein quand Goady s’est faufilé jusqu’à son campement. Et c’ couillon d’ Tumberjon voulait même t’y foutre une flèche, mais pas si fou, P’tibois. »
Chett avait craché. « Et z’étaient combien, t’as idée, là ?
— Des masses et plus. Vingt, trente mille, on est pas restés pour compter. L’avant-garde d’Harma, cinq cents, et tous à cheval. »
Autour du feu s’échangeaient des regards inquiets. Rencontrer même une douzaine de sauvageons montés, c’était plutôt rare, mais cinq cents…
« P’tibois n’s a envoyés, moi et Bannen, faire un tour au large de l’avant-garde pour qu’on jette un œil au corps principal, poursuivait Kedge. On en voyait pas le bout. Z’avancent lentement, comme une rivière gelée, quatre à cinq milles par jour, mais z’ont pas l’air de vouloir regagner leurs villages non plus. C’était plus qu’à moitié des femmes et des mômes, et ils poussaient leurs bêtes devant eux, des chèvres, des moutons, même des aurochs attelés de traîneaux. Qu’étaient chargés de ballots de fourrures et de cages à poules et de barattes et de rouets, tout leur merdier, quoi. Le dos des mules et des canassons tellement chargé que z’auriez dit qu’allait leur péter. Les femmes aussi.
— Et suivent la Laiteuse ? demanda Fauvette des Sœurs.
— Je l’ai dit, non ? »
La Laiteuse, qui les ferait passer au bas du Poing des Premiers Hommes et de l’ancienne citadelle où s’était établie la Garde de Nuit. Un dé à coudre de jugeote suffisait pour piger qu’il n’était que temps de mettre les voiles et se replier sur le Mur. Le Vieil Ours avait eu beau renforcer le Poing d’épieux, de fosses et de chausse-trapes, tout ça ne servirait à rien contre une pareille horde. On ne gagnerait, à rester, qu’à se faire engloutir et écrabouiller.
Et Thoren Petibois voulait attaquer… D’après l’écuyer de ser Mallador Locke, Gentil Mont-Donnel, il s’était rendu l’avant-veille au soir sous la tente de celui-ci pour l’en convaincre, alors que ser Mallador était, tout comme le vieux ser Ottyn Wythers, partisan d’une retraite urgente derrière le Mur. « Sa Majesté Mance ne s’attend pas à nous trouver tellement au nord, avait-il dit, selon Gentil. Et cette énorme armée dont il se targue n’est qu’un ramassis de traînards, farci de bouches inutiles qui ne savent même pas par quel bout se tient une épée. Une seule pichenette anéantira leur combativité, et ils fileront en hurlant se terrer dans leurs trous cinquante ans de plus. »
Trois cents contre trente mille. Le comble de la démence, aux yeux de Chett, sauf que ser Mallador s’était laissé persuader par Thoren, et qu’à eux deux ils étaient sur le point de persuader le Vieil Ours. « Si on attend trop, disait Thoren à qui voulait l’entendre, on risque de rater l’occasion et de ne jamais la retrouver. » A quoi ser Ottyn Wythers répliquait : « Nous sommes le bouclier protecteur des royaumes humains. Un bouclier, ça ne se gâche pas à tort et à travers. » Mais Thoren rétorquait : « Au combat, la plus sûre défense est la vivacité du coup qui abat l’ennemi, pas le recul derrière un bouclier. »
Ni Wythers ni Petibois n’exerçaient le commandement, néanmoins. Mais lord Mormont, si ; et Mormont attendait le retour de ses autres éclaireurs, Jarman Buckwell et les gars partis escalader la Chaussée du Géant, et Qhorin Mimain et Jon Snow, partis tâter le col Museux. Seulement, Buckwell et le Mimain tardaient à revenir. Morts, selon toute probabilité. Chett se représenta Jon Snow gisant, bleui de gel, sur quelque lugubre sommet, son cul de bâtard empalé par une pique sauvageonne. Un sourire lui vint à cette pensée. Espérons qu’ils auront aussi tué son putain de loup.
« Y a pas d’ours, ici, trancha-t-il brusquement. Rien qu’une vieille empreinte, et c’est marre. Retour au Poing. » Les chiens faillirent l’arracher du sol, tant leur impatience à rentrer n’avait d’égale que la sienne. Peut-être leur pâtée, qu’ils s’attendaient à recevoir. Chett ne put s’empêcher de ricaner. Ça faisait trois jours qu’il ne leur donnait rien, pour qu’ils soient féroces et affamés. Avant de se glisser dans les ténèbres, cette nuit, il les lâcherait parmi les rangées de chevaux dont Gentil Mont-Donnel et Pied-bot Karl viendraient juste de trancher les longes. Ils se taperont des cabots grondants et des canassons affolés sur tout le sommet du Poing, se ruant à travers les feux, sautant par-dessus l’enceinte et piétinant les tentes. Un foutu bordel. Grâce auquel on mettrait des heures à s’apercevoir que quatorze frères manquaient à l’appel.