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Et moi, je me défends encore. Je me défends, quoique je sache bien que déjà mon cœur est arraché, et que si même mes bourreaux maintenant me tenaient quitte, je ne pourrais quand même plus vivre. Je me dis: il n’est rien arrivé, et pourtant je n’ai pu comprendre cet homme que parce que, en moi aussi, quelque chose arrive qui commence à m’éloigner et à me séparer de tout. Combien toujours il me fut horrible d’entendre dire d’un mourant: il ne reconnaît déjà plus personne. Alors je me représente un solitaire visage qui se soulève de dessus les coussins, qui cherche n’importe quoi de connu, n’importe quoi de déjà vu, et qui ne trouve rien. Si mon angoisse n’était si grande, je me consolerais en me persuadant qu’il n’est pas impossible de voir tout d’un œil différent, et néanmoins de vivre; mais j’ai peur, j’ai une peur indicible de cette modification. Je ne me suis même pas encore familiarisé avec ce monde qui me paraît bon. Que ferais-je dans un autre? J’aimerais tant demeurer parmi les significations qui me sont devenues chères! et si pourtant quelque chose doit être changé, je voudrais du moins pouvoir vivre parmi les chiens, dont le monde est parent du nôtre.

Durant quelque temps encore je vais pouvoir écrire tout cela et en témoigner. Mais le jour viendra où ma main me sera distante, et quand je lui ordonnerai d’écrire, elle tracera des mots que je n’aurai pas consentis. Le temps de l’autre explication va venir, où les mots se dénoueront, où chaque signification se défera comme un nuage et s’abattra comme de la pluie. Malgré ma peur je suis pourtant pareil à quelqu’un qui se tient devant de grandes choses, et je me souviens que, autrefois, je sentais en moi des lueurs semblables lorsque j’allais écrire. Mais cette fois-ci je serai écrit. Je suis l’impression qui va se transposer. Il ne s’en faudrait plus que de si peu, et je pourrais, ah! tout comprendre, acquiescer à tout. Un pas seulement, et ma profonde misère serait félicité. Mais ce pas, je ne puis le faire; je suis tombé et ne puis plus me relever, parce que je suis brisé. Jusqu’ici j’ai cru que je pourrais voir venir un secours. Voici devant moi, de ma propre écriture, ce que j’ai prié, soir par soir. Des livres où je l’ai trouvé, j’ai transcrit cela, pour que cela me fût tout proche, pour que cela fût issu de ma main, comme jailli de moi-même. Et maintenant je veux le copier encore une fois, ici, devant ma table, à genoux, je veux l’écrire, car ainsi je le sens en moi plus longtemps qu’à le lire, et chaque mot prend de la durée et a le temps de retentir.

«Mécontent de tous et mécontent de moi-même, je voudrais bien me racheter et m’enorgueillir un peu dans le silence et la solitude de la nuit. Âmes de ceux que j’ai aimés, âmes de ceux que j’ai chantés, fortifiez-moi, soutenez-moi, éloignez de moi le mensonge et les vapeurs corruptrices du monde; et vous, Seigneur mon Dieu! accordez-moi la grâce de produire quelques beaux vers qui me prouvent à moi-même que je ne suis pas le dernier des hommes, que je ne suis pas inférieur à ceux que je méprise.

» C’étaient des gens de néant, des gens sans nom abaissés plus bas que la terre. Voici que je suis pour eux un objet de risée et le sujet de leur chanson

» Ils ont rompu mon sentier et pour augmenter mon affliction ils n’ont besoin du secours de personne

» Maintenant mon âme se fond en moi

» Des frayeurs la poursuivent comme un vent, ma délivrance est passée comme une nuée, la nuit me perce l’os et mes veines ne prennent point de repos.

» Mon vêtement a changé de couleur par la violence de mon mal; il se colle à mon corps et m’enserre comme l’ouverture de ma robe

» Les jours d’affliction m’ont surpris, je ressemble à la poussière et à la cendre

» Ma harpe n’est plus qu’une plainte et le son de ma flûte, un sanglot

*

Le médecin ne m’a pas compris. Il n’a rien compris. Sans doute était-ce difficile à expliquer. On décida qu’il fallait essayer de m’électriser. Bien. On me remit une fiche: je devais me trouver à une heure à la Salpêtrière. J ’y fus. Je dus d’abord passer devant une longue file de baraques et traverser plusieurs cours où des gens, que leurs bonnets blancs faisaient semblables à des forçats, stationnaient sous les arbres vides. Enfin je pénétrai dans une longue pièce sombre qui avait l’apparence d’un couloir et prenait tout son jour d’un côté, par quatre fenêtres d’un verre double et verdâtre, dont l’une était séparée de l’autre par un pan de mur large et noir. Un banc de bois les longeait, et sur ce banc ils étaient assis, eux, tous ceux qui me connaissaient, et attendaient. Oui, ils étaient tous là. Lorsque je me fus habitué au demi-jour de la pièce, je remarquai cependant qu’il y avait aussi, dans cette file interminable de gens assis, quelques autres personnes, de petites gens, des artisans, des servantes et des camionneurs. Du côté étroit du couloir, sur des chaises particulières, deux grosses femmes s’étaient étalées et s’entretenaient: des concierges sans doute. Je regardai l’heure; il était une heure moins cinq. Dans cinq, mettons dans dix minutes, mon tour devait venir; ce n’était donc pas si terrible. L’air était mauvais, lourd, plein de vêtements et d’haleines. À un certain endroit, la fraîcheur forte et croissante de l’éther pénétrait par la fente d’une porte. Je commençai à aller et venir. Je songeai tout à coup que l’on m’avait envoyé ici, parmi ces gens, à cette consultation publique, surpeuplée. Cela me confirmait en quelque sorte pour la première fois officiellement que je faisais partie de ces épaves. Le médecin l’avait-il lu sur ma figure? Pourtant je lui avais rendu visite dans un costume assez convenable, je lui avais même fait passer ma carte. Et malgré cela… Sans doute l’avait-il appris quelque part, ou peut-être m’étais-je trahi moi-même. Allons, puisque c’était un fait accompli, je ne m’en trouvais somme toute pas trop mal. Tous ces gens étaient assis là, bien sagement, et ne s’occupaient pas de moi. Quelques-uns éprouvaient des douleurs et remuaient un peu une jambe, pour les mieux supporter. Plusieurs hommes avaient posé leur tête sur la paume de leurs mains, d’autres dormaient profondément, avec des visages lourds, comme enfouis sous l’éboulement du sommeil. Un gros homme, au cou rouge et enflé, était penché en avant, regardait fixement par terre et laissait tomber de temps en temps en un point qui lui paraissait sans doute convenir particulièrement à cet exercice, un crachat qui claquait sur le parquet. Un enfant sanglotait dans un coin; il avait tiré à lui, sur le banc, ses longues jambes maigres, et il les tenait à présent embrassées, étroitement serrées contre lui, comme si on avait voulu l’en séparer. Une petite femme pâle, un chapeau de crêpe, orné de fleurs rondes et noires, posé de travers sur ses cheveux, avait la grimace d’un sourire autour de ses lèvres misérables, mais ses paupières blessées débordaient sans cesse. On avait assis non loin d’elle une fillette, au visage rond et lisse, dont les yeux inexpressifs sortaient des orbites; sa bouche était ouverte de sorte que l’on voyait les gencives blanches, saliveuses, avec les vieilles dents atrophiées. Et il y avait beaucoup de pansements. Des pansements qui entouraient [de] leurs bandeaux, couche par couche, toute une tête, jusqu’à ne laisser voir qu’un œil qui n’appartenait plus à personne. Des pansements qui dissimulaient et des pansements qui laissaient voir ce qui se trouvait en dessous. Des pansements qu’on avait ouverts et où était étendue à présent, comme dans un lit sale, une main qui n’était plus une main; et une jambe emmaillotée qui sortait du rang, grande comme un homme tout entier. J’allais et je venais et m’efforçais d’être calme. Je m’occupais beaucoup du mur d’en face. Je remarquai qu’il encadrait un certain nombre de portes à un battant et qu’il n’atteignait pas le plafond, de sorte que ce couloir n’était pas complètement séparé des pièces qui devaient se trouver à côté. Je regardai ensuite ma montre: j’avais arpenté la salle d’attente pendant une heure. Quelques instants après vinrent les médecins. D’abord quelques jeunes gens qui passèrent avec des visages indifférents, enfin celui chez lequel j’avais été, en gants clairs, en chapeau à huit reflets et en pardessus impeccable. Lorsqu’il me vit, il souleva un peu son chapeau et sourit distraitement. J’eus alors l’espoir d’être appelé aussitôt, mais une heure s’écoula encore. Je ne me rappelle plus à quoi je la passai. Elle s’écoula. Vint ensuite un homme vieux, ceint d’un tablier taché, une sorte d’infirmier, qui me toucha l’épaule. J’entrai dans une des chambres voisines. Le médecin et les jeunes gens étaient assis autour de la table et me regardaient. On me donna une chaise. Voilà. À présent je devais raconter mon cas. Le plus brièvement possible, s’il vous plaît. Car ces messieurs ne disposaient pas de beaucoup de temps. Je me sentais singulièrement mal à l’aise. Les jeunes gens étaient assis et me regardaient avec cet air de supériorité et cette curiosité professionnelle qu’ils avaient appris. Le médecin que je connaissais caressait sa barbiche noire et souriait distraitement. Je pensai que j’allais fondre en larmes, mais je m’entendis répondre couramment en français: «J’ai déjà eu l’honneur, monsieur, de vous donner tous les renseignements que je puis vous donner. Si vous jugez indispensable que ces messieurs soient mis au courant, vous sauriez certainement le faire en quelques mots, alors que cela me serait à moi-même infiniment pénible.» Le médecin se leva avec un sourire poli, se dirigea vers la fenêtre avec les assistants et prononça quelques mots qu’il accompagnait d’un mouvement de la main vertical et oscillant. Au bout de trois minutes l’un des jeunes gens, myope et négligent, revint à ma table et demanda en essayant de me regarder d’un air sévère: