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Je crois qu’il m’en a emprunté; est-ce ma faute si je n’avais pas davantage à lui offrir?

Sur la place Saint-Michel, il y avait beaucoup de véhicules et de gens qui allaient et venaient; nous étions parfois pris entre deux voitures; il respirait alors et se laissait un peu aller, comme pour se reposer, et il se permit un sautillement et un léger hochement. Peut-être était-ce la ruse par laquelle la maladie prisonnière espérait le dominer. La volonté était rompue à deux endroits et cet abandon avait laissé dans les muscles obsédés une tentation doucement insinuante et comme la contrainte de ce double rythme. Mais la canne était encore à sa place, et les mains paraissaient mauvaises et irritées. C’est ainsi que nous posâmes pied sur le pont, et cela allait. Cela allait encore. Mais à présent sa démarche devenait incertaine; tantôt il faisait deux pas en courant, tantôt il s’arrêtait. S’arrêtait. La main gauche se détacha doucement de la canne, et se leva si lentement que je la sentais trembler à l’air; il poussa un peu son chapeau en arrière et se passa la main sur le front. Il tourna un peu la tête et son regard s’égara par-dessus le ciel, les maisons et l’eau, sans rien saisir, – et puis il céda. La canne avait disparu, il étendit les bras comme s’il avait voulu s’envoler, et cela éclata hors de lui, comme une force naturelle, et le plia en avant, et le tira violemment en arrière, et le fit se balancer et s’incliner, et, comme une fronde, jeta sa danse forcenée parmi la foule. Car déjà beaucoup de gens étaient autour de lui, et je ne le voyais plus.

J’aurais pu encore continuer ma route. Mais à quoi bon? J’étais vide. Comme un papier vide, je traînai à la dérive en remontant le long des maisons du boulevard.

*

J’essaie de t’écrire [1] bien qu’à la vérité il n’y ait rien à dire après un départ nécessaire. J’essaie pourtant, je crois que je dois le faire, parce que j’ai vu la sainte au Panthéon, la solitaire et sainte femme, et le toit et la porte, et, au dedans, la lampe avec son modeste cercle de lumière, et dehors la ville endormie et le fleuve et les lointains au clair de lune. La sainte veille sur la ville endormie. J’ai pleuré. J’ai pleuré parce que tout cela était si inattendu. J’ai pleuré là devant, je n’en pouvais plus.

Je suis à Paris; ceux qui l’apprennent se réjouissent, la plupart m’envient. Ils ont raison. C’est une grande ville; grande et pleine d’étranges tentations. Je crois qu’il n’est pas possible de l’exprimer autrement. J’ai succombé à ces tentations et il en est résulté certaines transformations, sinon de mon caractère, du moins de ma conception générale de la vie, et dans tous les cas de ma vie elle-même. Une compréhension très différente de toutes choses s’est formée en moi sous ces influences; certaines différences existent qui me séparent des hommes plus que toutes mes expériences antérieures. Un monde transformé. Une vie nouvelle, pleine de significations nouvelles. J’ai un peu de peine en ce moment, parce que tout est trop nouveau. Je suis un débutant dans mes propres conditions de vie.

Ne pourrais-je, une fois, voir la mer?

Oui, mais figure-toi, je m’imaginais que tu pourrais venir. Aurais-tu pu me dire s’il y a un médecin? J’ai oublié de m’en informer. D’ailleurs, je n’en ai plus besoin à présent.

Te rappelles-tu le poème inouï de Baudelaire: «Une Charogne»? Il se peut que je le comprenne à présent. La dernière strophe exceptée, il était dans son droit. Que devait-il faire après une telle expérience?… Il lui incombait de voir parmi ces choses terribles, parmi ces choses qui semblent n’être que repoussantes, ce qui est, ce qui seul compte parmi tout ce qui est. Ni choix, ni refus ne sont permis. Crois-tu que ce soit par hasard que Flaubert ait écrit son Saint Julien l’Hospitalier? Il me semble que là est le point décisif: se surmonter jusqu’à se coucher à côté du lépreux, jusqu’à le réchauffer à la chaleur intime des nuits d’amour, – et cela ne peut que bien finir.

Ne va pas croire surtout que je souffre ici de déceptions, bien au contraire. Je m’étonne quelquefois de la facilité avec laquelle j’abandonne tout ce que j’attendais, pour le réel, même lorsqu’il est pire.

Mon Dieu, s’il était possible de le partager avec quelqu’un. Mais serait-il alors, serait-il encore? Non, car il n’est qu’au prix de la solitude.

*

L’existence du terrible dans chaque parcelle de l’air. Tu le respires avec sa transparence; et il se condense en toi, durcit, prend des formes pointues et géométriques entre tes organes; car tous les tourments et toutes les tortures accomplis sur les places de grève, dans les chambres de la question, dans les maisons de fous, dans les salles d’opérations, sous les arcs des ponts en arrière-automne: tous et toutes sont d’une opiniâtre indélébilité, tous subsistent et s’accrochent, jaloux de tout ce qui est, à leur effrayante réalité. Les hommes voudraient pouvoir en oublier beaucoup; leur sommeil lime doucement ces sillons du cerveau, mais des rêves le repoussent et en retracent le dessin. Et ils s’éveillent, haletants, et laissent se fondre dans l’obscurité la lueur d’une chandelle, et boivent comme de l’eau sucrée cette demi-clarté à peine calmante. Car, hélas, sur quelle arête se tient cette sécurité? Le moindre mouvement, et déjà le regard plonge au delà des choses connues et amies, et le contour, tout à l’heure consolateur, se précise comme un rebord de terreur. Garde-toi de la lumière qui creuse davantage l’espace; ne te retourne pas pour voir si nulle ombre ne se dresse d’aventure derrière toi comme ton maître. Mieux eût valu rester dans l’obscurité, et ton cœur illimité aurait essayé de devenir le cœur lourd de tout l’indistinct. Voici que tu t’es repris en toi, que tu te sens prendre fin dans tes mains et que, d’un mouvement mal précisé, tu retraces de temps en temps le contour de ton visage. Et il n’y a presque pas d’espace en toi; et tu te calmes presque à la pensée qu’il est impossible que quelque chose de trop grand puisse se tenir dans cette étroitesse; et que l’inouï même doit devenir intérieur et s’adapter aux circonstances. Mais dehors, dehors tout est sans mesure. Et lorsque le niveau monte au dehors, il s’élève aussi en toi, non pas dans les vases qui sont en partie en ton pouvoir, ou dans le flegme de tes organes les plus impassibles: mais il croît dans les vaisseaux capillaires, aspiré vers en haut jusque dans les derniers embranchements de ton existence infiniment ramifiée. C’est là qu’il monte, c’est là qu’il déborde de toi, plus haut que ta respiration, et, dernier recours, tu te réfugies comme sur la pointe de ton haleine. Ah! et où ensuite, où ensuite? Ton cœur te chasse hors de toi-même, ton cœur te poursuit, et tu es déjà presque hors de toi, et tu ne peux plus. Comme un scarabée sur lequel on a marché, tu coules hors de toi-même et ton peu de dureté ou d’élasticité n’a plus de sens.