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Ô nuit sans objets. Ô fenêtre sourde au dehors, ô portes closes avec soin; pratiques venues d’anciens temps, transmises, vérifiées, jamais entièrement comprises. Ô silence dans la cage de l’escalier, silence dans les chambres voisines, silence là-haut, au plafond. Ô mère: ô toi unique, qui t’es mise devant tout ce silence, au temps que j’étais enfant. Qui le prends sur toi, qui dis: «Ne t’effraie pas, c’est moi». Qui as le courage, en pleine nuit, d’être le silence pour ce qui a peur, pour ce qui périt de peur. Tu allumes une lumière et le bruit déjà c’est toi. Tu la soulèves et tu dis: «C’est moi, ne t’effraie pas». Et tu la déposes, lentement, et il n’y a pas de doute: c’est toi, tu es la lumière autour des objets familiers et intimes qui sont là, sans arrière-sens, bons, simples, certains. Et lorsque quelque chose remue dans le mur ou fait un pas dans le plancher: tu souris seulement, tu souris, souris, transparente sur un fond clair, au visage angoissé qui te sonde comme si tu étais dans le secret de chaque son étouffé, d’accord avec lui et de concert. Un pouvoir égale-t-il ton pouvoir dans le royaume de la terre? Vois, les rois eux-mêmes sont raidis sur leur couche et le conteur n’arrive pas à les distraire. Sur les seins adorés de leur maîtresse la plus chère, la terreur s’insinue en eux et les fait tremblants et impuissants. Mais toi, tu viens et tu tiens l’immensité derrière toi et tu es tout entière devant elle; non pas comme un rideau qu’elle pourrait soulever ici et là. Non! Comme si tu l’avais rattrapée à l’appel de celui qui avait besoin de toi. Comme si tu avais devancé de beaucoup tout ce qui peut encore arriver et que tu n’eusses dans le dos que ta course vers lui, ton chemin éternel, le vol de ton amour.

*

Le mouleur devant la boutique duquel je passe tous les jours a accroché deux masques devant sa porte. Le visage de la jeune noyée que l’on moula à la Morgue, parce qu’il était beau, parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait. Et en dessous, l’autre visage qui sait. Ce dur nœud de sens tendus à rompre. Cette implacable condensation d’une musique qui sans cesse voudrait s’échapper. Le visage de celui à qui un Dieu a fermé l’ouïe pour qu’il n’y ait plus de sons hors les siens; pour qu’il ne soit pas égaré par le trouble éphémère des bruits. Lui qui contenait leur clarté et leur durée; pour que seuls les sens inaptes à saisir le son ramènent le monde vers lui, sans bruit, un monde en suspens, en expectative, inachevé, d’avant la création du son.

Finisseur du monde: ainsi que ce qui tombe en pluie sur la terre et les eaux, qui négligemment, par hasard se dépose, – se relève de partout, moins visible et joyeux d’obéir à sa loi, et monte et flotte et forme le cieclass="underline" de même s’éleva hors de toi la montée de nos chutes, et de musique envoûta le monde.

Ta musique: elle eût pu être autour de l’univers; non pas autour de nous. On t’eût construit un orgue dans la Thébaïde; et un ange t’aurait conduit devant l’instrument solitaire, entre les montagnes du désert où reposent des rois, des hétaïres et des anachorètes. Et, brusquement, il aurait pris son vol, de peur que tu ne pusses commencer.

Et alors tu te serais répandu à flots, fluvial, dans le vide, restituant à l’univers ce que seul l’univers peut supporter. Au loin, les bédouins se seraient enfuis sur leurs chevaux, superstitieusement; mais les marchands se seraient jetés par terre, aux confins de ta musique, comme si tu étais la tempête. Et seuls quelques rares lions, la nuit, auraient rôdé, très loin, autour de toi, effrayés par eux-mêmes, menacés par leur sang agité.

Car qui à présent te retirera des oreilles cupides? Qui les chassera hors des salles de concert, ces véniels dont l’ouïe stérile se prostitue et ne reçoit jamais? Voici de la semence qui rayonne, et ils se tiennent en dessous d’elle comme des filles et ils jouent avec elle; ou bien la laissent tomber comme la semence d’Onan, tandis qu’ils sont couchés dans leurs contentements inachevés.

Mais si jamais, maître, un chaste à l’oreille vierge était étendu contre ton son: il mourrait de félicité, ou il concevrait l’infini, et son cerveau fécondé éclaterait de trop de naissance.

*

Je ne le néglige pas. Je sais qu’il y faut du courage. Mais supposons un instant que quelqu’un le possède, ce courage de luxe, de les suivre, pour enfin savoir à jamais (car qui de nouveau saurait oublier ou confondre cela?) où ils finissent par se recroqueviller, et ce qu’ils font du restant de la longue journée, et où ils dorment la nuit. C’est cela surtout qu’il s’agirait d’établir: s’ils dorment. Mais il n’y faudrait pas que du courage. Car ils ne vont ni viennent comme d’autres gens que suivre serait un jeu d’enfant. Ils sont là et ils n’y sont plus, posés et enlevés comme des soldats de plomb. On les rencontre en des endroits un peu perdus, mais point du tout cachés. Les buissons s’effacent, le chemin s’incurve légèrement autour du gazon: les voici, et ils ont autour d’eux un large espace transparent, comme s’ils étaient sous une verrière. Tu pourrais les prendre pour des promeneurs pensifs, ces hommes sans apparence, de forme si menue et si modeste sous tous les rapports. Mais tu te trompes. Vois la main gauche, comme elle s’étend vers la poche oblique du vieux pardessus; comme elle trouve et retire, comme elle tient en l’air le petit objet, d’un geste gauche et provocant.

Une minute à peine, et déjà deux ou trois oiseaux sont là, des moineaux curieux, qui s’avancent en sautillant. Et si l’homme réussit à se conformer à leur très précise conception de l’immobilité, il n’y a pas de raison pour qu’ils ne s’approchent pas davantage. Et enfin l’un s’élance et volète un instant nerveusement à la hauteur de cette main dont les doigts, sans prétentions (et qui renoncent visiblement), tendent Dieu sait quel brin de pain douceâtre et usé. Et plus nombreux sont les hommes qui – à distance respectueuse, bien entendu – s’assemblent autour de lui, moins il paraît avoir avec eux de traits communs. Il est là comme un chandelier qui achève de brûler et luit encore avec le reste de sa mèche et en est tout chaud et n’a jamais bougé. Et comment il attire et comment il les charme, c’est ce dont tous ces petits oiseaux ignorants ne sauraient naturellement pas juger. N’étaient les spectateurs et si on le laissait attendre assez longtemps, je suis certain qu’un ange tout à coup viendrait et surmonterait son dégoût et mangerait cette vieille bouchée de pain douceâtre dans cette main rabougrie. Mais comme toujours les gens empêchent que cela arrive. Ils font en sorte que seuls des oiseaux viennent; ils trouvent cela suffisant et ils affirment qu’il n’attend rien d’autre. Qu’attendrait-elle donc, cette vieille poupée fatiguée par les pluies, plantée en terre un peu de biais comme les anciennes figures de proue dans les petits jardins de chez nous? A-t-elle été dressée, elle aussi, quelque part à l’avant de la vie, à l’endroit où le mouvement est le plus rapide? Est-elle ainsi fanée parce qu’elle fut jadis bariolée? Veux-tu le lui demander?

Aux seules femmes ne demande rien, lorsque tu les vois nourrir des oiseaux. Tu pourrais même les suivre; rien de plus facile. Car elles ne le font qu’en passant. Mais laisse-les en paix! Elles ne savent pas comment cela arrive: tout à coup elles ont beaucoup de pain dans leur sacoche, et une main, surgie de leur mantille usée, en tend de grands morceaux qui sont un peu mâchés et humides. Il leur est doux de penser que leur salive voyage dans le monde, que les petits oiseaux volent avec cet arrière-goût, encore que, naturellement, ils ne tardent pas à l’oublier.