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Maman ne venait jamais la nuit…, ou bien si, pourtant, elle vint une fois. J’avais crié et crié, et Mademoiselle était venue, et Sieversen, la femme de charge, et Georg, le cocher; mais tout cela n’avait servi à rien. Et ils avaient alors enfin envoyé la voiture pour ramener mes parents qui étaient à un grand bal, je crois chez le prince héritier. Et tout à coup, j’entendis un roulement dans la cour, et je me tus, me mis sur mon séant et regardai vers la porte. Et il y eut un léger bruissement dans les chambres voisines et maman entra dans sa grande robe d’atour dont elle ne prenait même plus soin et elle courait presque et laissa tomber derrière elle sa fourrure blanche et me prit dans ses bras nus. Et je tâtai, étonné et ravi comme jamais, ses cheveux et sa petite figure lisse, et les pierres froides à ses oreilles et la soie au bord de ses épaules qui sentaient les fleurs. Et nous restâmes ainsi et pleurâmes tendrement et nous embrassâmes, jusqu’à ce que nous sentîmes que mon père était là et qu’il fallait nous séparer. «Il a beaucoup de fièvre», dit maman timidement et mon père me prit la main et compta les battements du pouls. Il était en uniforme de capitaine des chasses avec le large et beau ruban bleu onde de l’ordre de l’Éléphant. «Quelle stupidité de nous avoir fait appeler», dit-il tourné vers la chambre sans me regarder. Ils avaient promis de revenir si le cas n’avait rien de grave. Et en effet il n’était pas bien grave. Sur ma couverture je trouvai le carnet de bal de maman et des camélias blancs comme je n’en avais jamais vu et que je posai sur mes yeux, lorsque je sentis combien ils étaient frais.

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Mais ce qui durant de telles maladies ne prenait jamais fin c’étaient les après-midi. Le matin, après la nuit mauvaise, on tombait toujours de sommeil et lorsqu’on s’éveillait et qu’on croyait qu’il allait de nouveau faire matin, c’était l’après-midi et restait l’après-midi et ne cessait pas d’être l’après-midi. Et l’on était étendu dans son lit rafraîchi et l’on grandissait peut-être un peu dans les articulations et l’on était beaucoup trop fatigué pour imaginer quoi que ce fût. Le goût de la compote de pomme durait longtemps, et c’était déjà beaucoup que de l’interpréter involontairement et de laisser circuler en soi, au lieu de pensées, cette sensation de propreté acidulée. Plus tard, quand les forces revenaient, des coussins étaient échafaudés derrière vous, et l’on pouvait s’asseoir et jouer aux soldats; mais ils tombaient si facilement sur la table de lit penchée, et toujours aussitôt la file entière à la fois; et l’on n’était cependant pas encore assez complètement rentré dans la vie pour qu’on eût les forces de tout reprendre depuis le commencement. Subitement c’était trop et l’on priait qu’on vous enlevât tout cela bien vite, et il était bon de ne revoir de nouveau que les deux mains, un peu plus loin, sur la couverture vide.

Quand parfois maman passait à mon chevet une demi-heure à lire des contes (mais la lectrice habituelle et véritable était Sieversen), ce n’était pas pour l’amour des contes. Car nous étions d’accord sur ce point que nous n’aimions pas les contes. Nous avions une autre conception du merveilleux. Nous trouvions que lorsque tout se passait naturellement les choses étaient encore beaucoup plus étranges. Nous aurions volontiers renoncé à être transportés à travers les airs; les fées nous décevaient et nous n’attendions des métamorphoses qu’une variation très superficielle. Mais nous lisions pourtant un peu, pour paraître occupés; il ne nous était pas agréable de devoir, lorsque quelqu’un entrait, expliquer d’abord ce que nous étions en train de faire. À l’égard de mon père surtout nous affichions nos occupations avec une évidence presque exagérée.

Et seulement quand nous étions tout à fait certains de n’être pas dérangés, et que, au dehors, la nuit tombait, il pouvait arriver que nous nous abandonnassions à des souvenirs, à des souvenirs communs qui nous paraissaient à tous deux très anciens et dont nous sourions; car depuis lors nous avions tous deux grandi. Nous nous rappelâmes qu’il y avait eu un temps où maman désirait que je fusse une petite fille et non pas ce garçon que, mon Dieu, oui, il fallait bien que je fusse. J’avais deviné cela, je ne sais plus comment, et j’avais eu la pensée de frapper quelquefois l’après-midi à la porte de maman. Quand elle demandait alors qui était là, j’étais tout heureux de répondre du dehors: «Sophie», d’une voix que j’amenuisais si bien qu’elle me chatouillait la gorge. Et lorsque j’entrais ensuite (dans mon petit vêtement d’intérieur aux manches relevées qui semblait presque un déshabillé de fillette), j’étais tout simplement Sophie, la petite Sophie de maman qui s’occupait dans le ménage et à laquelle sa maman devait tresser une natte pour qu’il n’y eût pas surtout de confusion avec le vilain Malte, si jamais il revenait. Ce n’était du reste nullement désirable; il plaisait autant à maman qu’à Sophie que Malte fût absent, et leurs conversations – que Sophie poursuivait toujours de la même voix aiguë – consistaient surtout en énumérations des méfaits de Malte dont ils se plaignaient. «Ah oui, ce Malte», soupirait maman. Et Sophie ne tarissait pas sur la méchanceté du gamin, comme si elle en avait su encore beaucoup plus long.

«Je voudrais bien savoir ce qu’est devenue Sophie», disait alors tout à coup maman au milieu de ces souvenirs. Et là-dessus sans doute Malte ne pouvait pas la renseigner. Mais lorsque maman présumait que certainement Sophie devait être morte, il la contredisait avec entêtement et la conjurait de ne pas croire cela, bien qu’il ne fût nullement capable de prouver le contraire.

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Lorsque je réfléchis maintenant à cela je ne cesse de m’étonner que je sois toujours de nouveau revenu sauf, du monde de ces fièvres, et que j’aie pu me refaire à cette vie si sociale où chacun voulait être soutenu dans sa conscience d’être parmi des objets et des êtres familiers, et où l’on apportait tant d’application à rester dans l’intelligible. Attendait-on quelque chose? Cela venait ou ne venait pas, mais une tierce solution était exclue. Il y avait des événements qui étaient tristes, une fois pour toutes; il y avait des choses agréables, et il y en avait une foule d’accessoires. Que si l’on vous préparait une joie, c’était une joie et il fallait se conduire en conséquence. Au fond c’était très simple, et pour peu qu’on eût trouvé la clef de cette manière d’être, tout allait de soi. Aussi bien tout entrait-il dans ces limites concertées; les longues et monotones heures de classe, tandis que l’été était au dehors; les promenades qu’il fallait ensuite raconter en français; les visites pour lesquelles on vous appelait et qui vous trouvaient drôle lorsqu’on était justement triste, qui s’amusaient de vous comme on se divertit de l’expression chagrine de certains oiseaux qui n’ont pas d’autre visage. Et les anniversaires, bien entendu, pour lesquels on vous gratifiait de petits invités qu’on connaissait à peine, d’enfants timides qui vous rendaient à votre tour timide, ou d’autres, hardis, qui vous griffaient la figure et vous brisaient ce que vous veniez de recevoir, pour ensuite s’en aller subitement lorsque tous les jouets, tirés de leurs caisses et de leurs boîtes, gisaient pêle-mêle… Mais lorsqu’on jouait seul, comme toujours, il pouvait cependant arriver qu’on franchît à l’improviste ce monde convenu et généralement inoffensif, et que l’on glissât dans des conditions toutes différentes et soudain incommensurables.