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– Nous? demandai-je, est-elle donc en haut?

– Oui, fit-il en hochant la tête et resta debout tout à côté de moi.

– Elle aide à chercher?

– Oui, nous cherchons.

– On a donc enlevé son portrait?

– Oui, figure-toi, dit-il indigné.

Mais je ne comprenais pas trop ce qu’elle voulait en faire.

– Elle veut se voir, souffla-t-il à mes oreilles.

– Ah oui, fis-je, comme si je comprenais. Alors il éteignit ma lumière. Je le vis s’étirer en avant dans la clarté, les sourcils remontés. Puis il fit sombre. Malgré moi je reculai d’un pas.

– Que fais-tu donc? criai-je à mi-voix, et j’avais la gorge desséchée. Il sauta vers moi, se pendit à mon bras et eut un petit rire étouffé.

– Qu’y a-t-il donc? le rudoyai-je, et je voulus me dégager, mais il tint bon. Je ne pus empêcher qu’il étendît son bras autour de ma nuque.

– Dois-je te le dire, souffla-t-il entre les dents, et un peu de salive m’aspergea l’oreille.

– Oui, oui, vite.

Je ne savais trop ce que je disais. Il m’étreignit en s’étirant.

– Je lui ai porté une glace, dit-il et gloussa de nouveau son petit rire.

– Une glace?

– Mais oui, puisque son portrait n’est pas là.

– Non, non, fis-je.

Il me tira tout à coup, un peu plus près de la fenêtre, et me pinça l’avant-bras si fort que je poussai un cri.

– Elle n’est pas dedans, me souffla-t-il à l’oreille.

Je le repoussai involontairement; quelque chose craqua en lui; il me sembla que je l’avais brisé.

– Va, va, – à présent j’en devais rire moi-même. Pas dedans? Comment cela, pas dedans?

– Tu es bête, répliqua-t-il et cessa de chuchoter. Sa voix avait changé de registre comme s’il abordait une pièce nouvelle, encore inédite. Ou bien on est dedans, serina-t-il avec une gravité soudaine et un accent de grande personne, et par conséquent on n’est pas ici; ou bien on est ici, et on ne peut pas être dedans.

– Bien entendu, répondis-je vite, sans réfléchir. J’avais peur qu’il ne pût s’en aller et me laisser seul. J’étendis même la main en avant pour le toucher.

– Veux-tu que nous soyons amis? lui proposai-je. Il se fit prier.

– Cela m’est bien égal, répondit-il, effronté.

Je tentai d’inaugurer notre amitié, mais je n’osais pas le serrer dans mes bras.

– Mon cher Erik, articulai-je, et je l’effleurai à peine, n’importe où. Je me sentis tout à coup très las. Je me retournai; je ne comprenais plus comment j’étais venu jusqu’ici et comment je l’avais pu sans prendre peur. Je ne savais pas trop où étaient les fenêtres et où, les tableaux, et lorsque nous repartîmes, il dut me conduire. – Ils ne te feront rien, assurait-il généreusement et riait de nouveau.

*

Mon cher, cher Erik; peut-être as-tu quand même été mon seul ami. Car je n’en ai jamais eu. Quel dommage que tu aies fait si peu de cas de l’amitié. J’aurais voulu te raconter bien des choses. Peut-être nous serions-nous accordés. On ne peut pas savoir. Je me rappelle qu’on faisait alors ton portrait. Grand-père avait fait venir quelqu’un qui te peignait. Tous les matins pendant une heure. Je ne me rappelle plus la tête de ce peintre, j’ai oublié son nom, bien que Mathilde Brahe le répétât à tout moment.

T’a-t-il vu comme je te vois? Tu portais un costume en velours de couleur héliotrope. Mathilde Brahe adorait ce costume. Mais qu’importe cela à présent? Je voudrais seulement savoir s’il t’a vu. Supposons qu’il ait été un véritable peintre. Supposons qu’il n’ait pas pensé que tu pourrais mourir, avant qu’il eût terminé; qu’il n’ait pas du tout envisagé son travail sous un angle sentimental; qu’il ait simplement travaillé. Que la dissemblance de tes deux yeux bruns l’ait ravi; qu’il n’ait pas eu un seul instant honte de ton œil immobile; qu’il ait eu la délicatesse de ne rien ajouter sur la table, près de ta main, qui peut-être s’appuyait légèrement. Supposons tout le reste encore qui est nécessaire, et admettons-le: il y aurait alors un portrait, ton portrait dans la galerie d’Urnekloster, un portrait qui serait le dernier.

[Et lorsqu’on est déjà sur le point de partir et que l’on a tout vu, il y a encore là un enfant. Un instant, qui est cela? Un Brahe. Vois, de sable au pal d’argent, et les plumes de paon au cimier. Et voici aussi le nom: Erik Brahe. N’est-ce pas un Erik Brahe qui a été condamné à mort? Parbleu, oui, bien entendu, qui ignore cela? Mais il ne peut sans doute s’agir de lui. Cet enfant est mort tout jeune, peu importe quand. Ne le vois-tu pas?]

*

Lorsqu’il y avait des visites et qu’on appelait Erik, Mlle Mathilde Brahe assurait chaque fois qu’il ressemblait singulièrement à la vieille comtesse Brahe, ma grand’mère. On dit qu’elle fut une très grande dame. Je ne l’ai pas connue. En revanche je me rappelle fort bien la mère de mon père, la véritable maîtresse d’Ulsgaard. Elle avait sans doute toujours gardé sa place bien qu’elle en voulût à maman d’être entrée dans la maison comme l’épouse du capitaine des chasses. Depuis lors elle faisait semblant de s’effacer de plus en plus et renvoyait pour chaque détail les domestiques à maman, mais lorsqu’il s’agissait d’affaires importantes elle tranchait et disposait tranquillement, sans rendre compte à personne de ses décisions. Je crois bien d’ailleurs que maman ne désirait pas qu’il en fût autrement. Elle était si peu faite pour surveiller une grande maisonnée; elle était incapable de distinguer les choses qui avaient de l’importance de celles qui n’en avaient pas.

À l’instant où on lui parlait d’une chose, celle-ci devenait tout pour maman, et elle en oubliait le reste alors que cependant il ne cessait pas d’exister. Elle ne se plaignait jamais de sa belle-mère. Et à qui s’en serait-elle plainte? Père était un fils respectueux, et grand-père n’avait que peu à dire.

Mme Margarete Brigge, aussi loin qu’il m’en souvient, avait toujours été une vieille femme inabordable et très haute de taille. Je ne peux admettre qu’elle n’ait été beaucoup plus âgée que le chambellan. Elle vivait sa vie au milieu de nous, sans prendre d’égards pour personne. Elle n’avait besoin de personne, et avait toujours une sorte de dame de compagnie, une certaine comtesse Oxe, déjà vieille et qu’elle avait, par je ne sais quel bienfait, infiniment obligée. Ce devait être d’ailleurs une exception remarquable dans sa vie, car les bienfaits d’habitude n’entraient pas dans sa manière. Elle n’aimait pas les enfants, et les animaux n’osaient pas l’approcher. Je ne sais si elle aimait quelque autre chose. On racontait qu’elle avait aimé comme jeune fille le beau Félix Lichnowski qui mourut à Francfort en des circonstances si cruelles. Et en effet, après sa mort, on trouva un portrait du prince, qui, si je ne me trompe, a été rendu à la famille. Peut-être, songé-je à présent, oubliait-elle dans cette vie retirée et rustique qu’avait fini par devenir, de plus en plus, la vie à Ulsgaard, un autre genre d’existence plus brillant, et qui lui eût naturellement convenu. Il est difficile de dire si elle regrettait ce dernier. Peut-être le méprisait-elle, parce qu’il n’était pas venu, parce que cette vie-là avait manqué l’occasion d’être vécue avec talent et habileté. Mme Margarete Brigge avait refoulé cela au fond d’elle-même et l’avait recouvert de plusieurs couches, dures, à l’éclat un peu métallique, et dont le contact éveillait toujours une sensation de fraîcheur et de nouveauté. Parfois cependant sa naïve impatience la trahissait lorsque par exemple on ne lui prêtait pas une attention suffisante; de mon temps il arrivait alors subitement à table qu’elle avalât de travers, de quelque manière clairement visible et compliquée qui l’assurait de l’intérêt attentif de tous, et, pour un instant du moins, la faisait paraître aussi sensationnelle et captivante qu’elle eût voulu l’être en grand. Cependant je crois que mon père était le seul qui prît au sérieux ces incidents trop fréquents. Il la regardait, poliment penché en avant, on lisait sur son visage qu’il lui offrait en quelque sorte en pensée et sans réserves son propre gosier au fonctionnement normal. Bien entendu le chambellan avait lui aussi cessé de manger; il prenait une petite gorgée de vin et s’abstenait de toute observation.