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Une seule fois il avait soutenu à table son opinion à l’encontre de celle de sa femme. Il y avait longtemps de cela; mais on répétait quand même encore toujours cette histoire, malicieusement et en secret; il y avait presque partout quelqu’un qui ne l’avait pas encore entendue. On prétendait que, à une certaine époque, la femme du chambellan pouvait s’emporter à cause d’une simple tache de vin sur la nappe, et qu’une telle tache, à quelque occasion qu’on s’en fût rendu coupable, ne lui échappait jamais et était aussitôt en quelque sorte révélée à tous par le blâme très violent qu’elle déversait sur son auteur. Pareille chose était arrivée un jour qu’on avait pour hôtes plusieurs personnages de marque. Quelques innocentes taches dont elle exagéra l’importance, servirent de prétexte à des accusations sarcastiques, et grand-père avait beau s’efforcer de la rappeler à l’ordre par de petits signes et des interruptions facétieuses, elle poursuivait avec entêtement ses reproches qu’elle dut, il est vrai, l’instant d’après, interrompre au milieu de sa phrase. Il arriva en effet une chose inouïe et tout à fait incompréhensible. Le chambellan s’était fait donner le vin rouge qui faisait justement le tour de la table, et au milieu de l’attention générale il était en train de remplir son verre lui-même. Sauf que, chose étrange, il ne cessa pas de verser, lorsqu’il l’eut depuis longtemps rempli, et, dans le silence croissant, continuait à verser lentement et prudemment, jusqu’à ce que maman, qui ne pouvait jamais se contenir, éclatât de rire et classât ainsi toute l’affaire du côté plaisanterie. Car tous aussitôt, soulagés, firent chorus et le chambellan leva les yeux et tendit la bouteille au domestique.

Cependant une autre manie s’empara de grand’mère. Elle ne pouvait plus supporter que quelqu’un tombât malade dans la maison. Un jour que la cuisinière s’était blessée et qu’elle la vit par hasard avec la main pansée, elle prétendit sentir le iodoforme dans toute la maison et on eut du mal à la persuader qu’on ne pouvait pas pour cette seule raison congédier cette femme. Elle ne voulait pas que quelque chose lui rappelât qu’elle-même pouvait tomber malade. Quelqu’un avait-il l’imprudence de manifester devant elle n’importe quel petit malaise, que ce n’était ni plus ni moins qu’une offense personnelle dont elle vous gardait longtemps rancune.

Cet automne donc, où maman mourut, la femme du chambellan s’enferma tout à fait dans son appartement avec Sophie Oxe et rompit toutes relations avec nous. Son fils même n’était plus reçu. Il est vrai que cette mort était venue très mal à propos. Les chambres étaient froides, les poêles fumaient, les souris s’étaient introduites dans la maison. Nulle part on n’était à l’abri d’elles. Mais il n’y avait pas que cela: Mme Margarete Brigge était indignée que maman mourût; qu’il y eût là à l’ordre du jour un sujet dont elle refusait de parler; que la jeune femme eût usurpé sa préséance, à elle qui ne comptait mourir que dans un délai tout à fait indéterminé. Car elle pensait souvent qu’elle devait mourir. Mais elle ne voulait pas être pressée. Certes, elle mourrait quand il lui plairait, et ensuite tous pourraient mourir à leur tour, sans gêne, les uns après les autres, s’ils avaient tant de hâte.

Mais elle ne nous pardonna jamais complètement la mort de maman. Elle vieillit d’ailleurs rapidement durant l’hiver qui suivit. En marchant elle était toujours encore grande, mais dans le fauteuil elle s’affaissait, et son ouïe devenait dure. On pouvait s’asseoir près d’elle et la regarder, avec de grands yeux, durant des heures; elle ne le sentait pas. Elle était enfoncée quelque part en elle-même; elle ne revenait que rarement, et pour de brefs instants, dans ses sens qui étaient vides, qu’elle n’habitait plus. Alors elle disait quelques mots à la comtesse qui lui redressait sa mantille, et de ses grandes mains fraîchement lavées, amenait sa robe sous elle, comme si l’on avait répandu de l’eau, ou comme si nous n’étions pas très propres.

Elle mourut aux approches du printemps, en ville, une nuit. Sophie Oxe dont la porte était ouverte n’avait rien entendu. Lorsqu’on trouva Mme Margarete Brigge au matin, elle était froide comme du verre.

Aussitôt après commença la grande et terrible maladie du chambellan. C’était comme s’il avait attendu la fin de sa femme pour mourir sans égards, avec autant de violence qu’il était nécessaire.

*

C’est en l’année qui suivit la mort de maman que j’aperçus pour la première fois Abelone. Abelone était toujours là. C’était même son tort le plus grave. Et puis, Abelone n’était pas sympathique, c’est ce que j’avais constaté, un jour, autrefois, en je ne sais plus quelle occasion, et je n’avais jamais sérieusement vérifié cette opinion. Quant à demander une explication quelconque touchant la présence ou la nature d’Abelone cela m’eût semblé jusque-là presque ridicule. Abelone était là et on usait d’elle tant bien que mal. Mais tout à coup je me demandai: pourquoi Abelone est-elle là? Chacun de nous a pourtant une certaine raison d’être, ici, même si elle n’est pas toujours à première vue apparente, comme par exemple l’utilité de mademoiselle Oxe. Mais pourquoi Abelone était-elle toujours là? À un moment donné on m’avait dit qu’elle devait se distraire. Puis ce fut de nouveau oublié. Personne ne contribuait en rien à la distraction d’Abelone. On n’avait pas du tout l’impression qu’elle dût se divertir beaucoup.

D’ailleurs, Abelone avait une qualité: elle chantait. C’est-à-dire qu’il y avait des périodes durant lesquelles elle chantait. Il y avait en elle une musique forte et immuable. S’il est vrai que les anges sont mâles, on peut dire qu’il y avait un accent mâle dans sa voix: une virilité rayonnante, céleste. Moi qui comme enfant déjà, étais si méfiant à l’égard de la musique (non pas parce qu’elle me soulevait plus violemment que tout hors de moi-même, mais parce que j’avais remarqué qu’elle ne me déposait plus où elle m’avait trouvé, mais plus bas, quelque part dans l’inachevé), je supportais cette musique sur laquelle on pouvait monter, monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que l’on pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un instant déjà. Je ne soupçonnais pas alors, qu’Abelone dût encore m’ouvrir d’autres cieux.

Tout d’abord nos rapports se bornèrent à ceci qu’elle me parlait de l’enfance de maman. Elle tenait beaucoup à me persuader combien courageuse et jeune maman avait été. Il n’y avait personne jadis, à l’en croire, qui eût pu se mesurer avec maman dans la danse et l’équitation. «Elle était la plus hardie de toutes et infatigable, et puis elle se maria tout à coup», disait Abelone, qui depuis tant d’années n’était pas revenue de son étonnement. «Cela arriva de façon si inattendue: personne n’y comprenait rien.»