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Je fus curieux de savoir pourquoi Abelone ne s’était pas mariée. Elle me paraissait âgée relativement, et qu’elle pût encore épouser quelqu’un, c’est à quoi je ne songeai pas.

«Il n’y avait personne», répondit-elle simplement et en prononçant ces mots elle devint très belle. Abelone est-elle belle? me demandai-je surpris. Puis je quittai la maison pour l’Académie nobiliaire, et une période odieuse et pénible de ma vie commença. Mais lorsque, là-bas, à Sorô, j’étais debout dans l’embrasure de la fenêtre, à l’écart des autres et qu’ils me laissaient un peu en paix, je regardais dehors, vers les arbres, et en de tels instants de la nuit, la certitude grandissait en moi qu’Abelone était belle. Et je commençai de lui écrire toutes ces lettres, longues et brèves, beaucoup de lettres secrètes où je croyais parler d’Ulsgaard, et de mon infortune. Mais je vois bien à présent qu’elles durent être des lettres d’amour. Et enfin, vinrent les vacances, qui d’abord ne voulaient pas se décider à approcher, et ce fut comme d’un accord préalable, que nous ne nous revîmes pas devant les autres.

Il n’y avait rien du tout de convenu entre nous, mais lorsque la voiture vira pour entrer dans le parc, je ne pus m’empêcher de descendre, peut-être seulement parce que je ne voulais pas arriver en voiture, comme n’importe quel étranger. Nous étions déjà en plein été. Je pris l’un des chemins, et courus vers un cytise. Et voici qu’Abelone était là. Belle, ô belle Abelone!

Je n’oublierai jamais comment ce fut lorsque tu me regardas alors. Comme tu portais ton regard, pareil à une chose qui ne serait pas fixée, le retenant sur ton visage incliné en arrière.

Ah, le climat n’a-t-il donc pas du tout changé, ne s’est-il pas adouci autour d’Ulsgaard, de toute notre chaleur? Certaines roses depuis lors ne fleurissent-elles pas plus longtemps, dans le parc jusqu’en plein décembre?

Je ne veux rien raconter de toi, Abelone. Non parce que nous nous trompions l’un l’autre: parce que tu en aimais un, encore en ce temps-là, que tu n’as jamais oublié, aimante, et moi, toutes les femmes; mais parce que à dire les choses on ne peut que faire du mal.

*

Il y a ici des tapisseries, Abelone, des tapisseries. Je me figure que tu es là; il y a six tapisseries; viens, passons lentement devant elles. Mais d’abord fais un pas en arrière et regarde-les, toutes à la fois. Comme elles sont tranquilles, n’est-ce pas? Il y a peu de variété en elles. Voici toujours cette île bleue et ovale, flottant sur le fond discrètement rouge, qui est fleuri et habité par de petites bêtes tout occupées d’elles-mêmes. Là seulement, dans le dernier tapis, l’île monte un peu, comme si elle était devenue plus légère. Elle porte toujours une forme, une femme, en vêtements différents, mais toujours la même. Parfois il y a à côté d’elle une figure plus petite, une suivante, et il y a toujours des animaux héraldiques: grands, qui sont sur l’île, qui font partie de l’action. À gauche un lion, et à droite, en clair, la licorne; ils portent les mêmes bannières qui montent, haut au-dessus d’eux: de gueules à bande d’azur aux trois lunes d’argent. As-tu vu? Veux-tu commencer par la première?

Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.

Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile: cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part; mais à droite la licorne comprend.

Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence? N’était-elle pas déjà secrètement présente? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure: réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.

L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente? Tu peux y lire: «À mon seul désir».

Qu’est-il arrivé? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil? Le deuil peut-il rester ainsi debout? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané?

Mais une fête vient encore; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant: personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse; est-elle lasse? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu: elle montre son image à la licorne…

Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone? Je pense que tu dois comprendre.

*

Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Délie Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.