Выбрать главу

»Il eût aisément pu vivre avec une seule vérité, cet homme, s’il avait été seul. Mais il n’était pas facile de vivre seul avec un être tel que sa vérité. D’autre part il n’était pas assez dépourvu de goût pour inviter les gens à l’aller voir lorsqu’il était en compagnie d’elle. Il ne voulait pas qu’elle prêtât à d’inutiles discours. Il était trop oriental pour cela. «Adieu Madame, disait-il très sincèrement, à bientôt. Peut-être dans mille années serons-nous plus forts et moins troublés. Votre beauté s’épanouira encore», disait-il et ce n’était pas là une simple politesse. Puis il s’en allait et créait dehors pour les gens une sorte de jardin des plantes où il acclimatait des espèces de mensonges encore inconnues dans nos parages, et une palmeraie d’exagérations, et une petite figueraie de faux secrets. Alors ils vinrent de toutes parts, et il allait et venait, les chaussures ornées de boucles de diamants, et il n’était là que pour ses invités.

»Une existence superficielle, quoi! Au fond il témoigna quand même d’un cœur chevaleresque à l’égard de sa femme, et il s’est assez bien conservé à mener cette vie-là.»

Depuis quelque temps déjà le vieillard ne s’adressait plus à Abelone qu’il avait oubliée. Il allait et venait comme un fou et jetait des regards provocants à Sten, comme si Sten allait d’un instant à l’autre être transformé en l’objet de sa pensée. Mais Sten ne se transformait pas encore.

«Il faudrait le voir, poursuivait le comte Brahe avec acharnement. Il fut un temps qu’il était très visible bien que dans beaucoup de villes les lettres qu’il recevait ne fussent adressées à personne: l’enveloppe ne portait que le nom de la ville, rien de plus. Et cependant je l’ai vu.

»Il n’était pas beau. Le comte rit avec une sorte de hâte étrange. Ni même ce que les gens appellent: important ou distingué. Il y avait toujours à côté de lui des hommes plus distingués. Il était riche, mais ce n’était de sa part qu’un caprice auquel il ne faudrait pas attacher d’importance. Il était bien conformé, encore que d’autres se tinssent plus droits que lui. Bien entendu je ne pouvais pas juger s’il était spirituel, s’il était ceci ou cela, à quoi l’on met d’ordinaire du prix, – mais il était.» Tremblant, le comte se dressait et faisait un mouvement, comme s’il avait posé dans l’espace un objet qui restât immobile.

À cet instant il s’aperçut de nouveau de la présence d’Abelone.

«Le vois-tu?» l’interpella-t-il sur un ton impérieux. Et soudain il saisit un candélabre en argent et en l’aveuglant il éclaira le visage d’Abelone.

Elle se souvint de l’avoir vu.

Les jours suivants Abelone fut appelée régulièrement, et après cet incident la dictée se continua plus calmement. Le comte reconstituait d’après toutes sortes de manuscrits ses souvenirs les plus anciens sur l’entourage de Bernstorff auprès duquel son père avait joué un certain rôle. Abelone était maintenant si bien habituée aux petites particularités de son travail que quiconque eût vu leur collaboration empressée, eût facilement cru qu’il s’agissait d’une intimité véritable. Un jour qu’Abelone voulait déjà se retirer, le vieux comte marcha vers elle et ce fut comme s’il tenait derrière soi une surprise dans ses mains: «Demain nous écrirons sur Julie Reventlow», dit-il, et l’on vit qu’il éprouvait une jouissance à prononcer ces mots: «Ce fut une sainte».

Sans doute Abelone le regarda-t-elle d’un air incrédule.

«Oui, oui, maintint-il d’une voix impérieuse, il y a encore des saintes, il y a de tout, comtesse Abel.»

Il prit les mains d’Abelone et les écarta comme on ouvre un livre.

«Elle avait des stigmates, dit-il, ici et là», et de son doigt froid il toucha durement et rapidement les deux paumes de la jeune fille.

Abelone ne connaissait pas le mot: stigmates. Nous verrons bien, songea-t-elle. Elle était très impatiente d’entendre parler de la sainte que son père avait encore vue. Mais on ne la rappela ni le lendemain ni plus tard…

«On a souvent parlé chez nous de la comtesse Reventlow», concluait brièvement Abelone, lorsque je la priais de m’en conter davantage. Elle semblait fatiguée. Elle prétendait aussi avoir oublié la plus grande partie de ces événements. «Mais je sens encore quelquefois les deux marques», ajoutait-elle en souriant, et elle ne pouvait s’empêcher de regarder presque avec curiosité ses paumes vides.

*

Avant la mort de mon père déjà, tout s’était transformé. Ulsgaard ne nous appartenait plus. Mon père mourut en ville, dans une maison de rapport où je me trouvais dépaysé, dans une atmosphère presque hostile. J’étais alors déjà à l’étranger, et j’arrivai trop tard. On l’avait mis en bière, entre deux rangées de hauts cierges, dans une chambre qui donnait sur la cour. L’odeur des fleurs était mal intelligible comme trop de voix qui résonnent à la fois. Son beau visage dont on avait fermé les yeux, avait l’expression d’une personne qui se souvient par politesse. Il était vêtu de l’uniforme de capitaine des chasses, mais, je ne sais pourquoi, on lui avait mis le ruban blanc au lieu du bleu. Ses mains n’étaient pas jointes, mais croisées de biais, leur disposition semblait imitée et dépourvue de sens. On m’avait raconté très vite qu’il avait beaucoup souffert: il n’y paraissait plus. Ses traits étaient rangés comme les meubles d’une chambre d’amis que quelqu’un vient de quitter. Il me sembla l’avoir vu mort plusieurs fois déjà, tant tout cela avait un air de connaissance.

Le milieu seul était nouveau et me touchait péniblement. Nouvelle était cette chambre accablante en face de laquelle il y avait des fenêtres, – sans doute des fenêtres d’autres gens. C’était nouveau que Sieversen entrât de temps en temps et ne fît rien. Sieversen avait vieilli. Puis je dus déjeuner. À plusieurs reprises le déjeuner fut annoncé. Mais je n’avais aucune envie de déjeuner ce jour-là. Je ne remarquais pas que l’on voulait me faire sortir; enfin comme je ne partais toujours pas, Sieversen laissa entendre je ne sais plus comment, que les médecins étaient là. Je ne compris pas pourquoi. Il y avait encore quelque chose à faire ici, dit Sieversen, et ses yeux rougis me regardaient avec insistance. Puis entrèrent, avec un peu de précipitation, deux messieurs: c’étaient les médecins. Le premier, d’un mouvement saccadé, pencha la tête – comme s’il avait eu des cornes et qu’il eût voulu foncer, – pour nous regarder par-dessus les verres de son lorgnon: d’abord Sieversen, puis moi.

Il s’inclina avec la correction guindée et formaliste d’un étudiant. «M. le Capitaine des chasses avait encore un désir», dit-il sur un ton exactement semblable à sa manière d’entrer, et l’on avait de nouveau le sentiment que sa hâte allait le faire culbuter en avant. Je l’obligeai, je ne sais plus comment, à faire passer son regard par les verres de son lorgnon. Son collègue était un homme blond, bien en chair sous une pelure délicate. Je songeai tout à coup qu’il serait facile de le faire rougir. Puis il y eut une pause. Il me paraissait singulier que le capitaine des chasses eût encore des désirs.

Malgré moi je regardai de nouveau le beau visage régulier. Et je sus alors qu’il voulait avoir la certitude. La certitude, il l’avait au fond toujours désirée. À présent il allait recevoir satisfaction.