«Trois heures avant sa mort», ainsi commençait le feuillet qui traitait de Christian IV. Bien entendu je ne saurais en répéter littéralement le contenu. «Trois heures avant sa mort il demanda à se lever. Le médecin et le valet de chambre Wornius l’aidèrent à se redresser. Il était debout, assez mal assuré, mais il était debout, et ils le revêtirent de sa robe de chambre piquée. Puis il s’assit soudain sur le rebord du lit et dit quelque chose. Il n’y avait pas moyen de le comprendre. Le médecin tenait toujours encore sa main gauche pour que le-roi ne s’affalât pas en arrière dans le lit. Ils restèrent assis de la sorte, et le roi disait de temps à autre avec peine et trouble cette parole inintelligible. Enfin le médecin commença à l’encourager et à lui parler; il espérait peu à peu deviner ce que le roi voulait dire. Au bout d’un instant le roi l’interrompit et dit tout à coup très clairement: «Ô docteur, docteur comment vous appelez-vous?» Le médecin eut peine à s’en souvenir.
«Sperling, sire.»
»Mais ceci n’importait pas du tout. Le roi, dès qu’il eut entendu qu’on le comprenait, ouvrit tout grand l’œil droit qui lui était resté et dit avec tout son visage le mot, – le seul qu’il y eût encore, – que sa langue formait depuis des heures: «Döden, dit-il, Döden». [3]
Il n’y avait rien de plus sur la feuille que j’avais trouvée. Je la relus plusieurs fois avant de la brûler. Et je me souvins que mon père avait beaucoup souffert dans les derniers temps. On me l’avait d’ailleurs raconté.
*
Depuis ce temps j’ai beaucoup réfléchi sur la peur de la mort, non sans faire entrer dans ces considérations certaines expériences personnelles. Je crois pouvoir dire que je l’ai ressentie. Elle s’empara de moi en pleine ville, au milieu des gens, souvent tout à fait sans raison. D’autres fois au contraire les raisons se multipliaient; par exemple lorsque quelqu’un sur un banc s’abandonnait, et tous étaient debout autour de lui et le regardaient, et il avait déjà dépassé la peur: alors à mon tour j’éprouvais sa peur. Ou bien, autrefois, à Naples: cette jeune personne était assise en face de moi, en tramway, et mourut. D’abord on crut à un évanouissement et, durant un moment, la voiture ne s’arrêta même pas. Mais ensuite il n’y eut plus de doute possible que nous dussions nous arrêter. Et derrière nous stationnaient les voitures et se faisaient plus nombreuses comme si cette direction était à jamais interdite. La jeune fille pâle et grasse eût pu mourir tranquillement, appuyée ainsi sur sa voisine. Mais sa mère ne le permit pas. Elle lui fit toutes les difficultés possibles. Elle mit ses vêtements en désordre et lui versa quelque chose dans la bouche qui ne gardait plus rien. Elle frotta sur son front un liquide que quelqu’un avait apporté. Et lorsque les yeux alors se déboîtèrent un peu, elle commença à la secouer pour que son regard revînt en avant. Elle criait dans ses yeux qui n’entendaient pas, elle tiraillait et bousculait le tout, de gauche à droite, comme une poupée, et enfin elle prit un élan et frappa de toutes ses forces cette figure bouffie pour qu’elle ne mourût pas. Alors à mon tour j’eus peur.
Mais j’avais eu peur auparavant déjà. Par exemple lorsque mon chien mourut. Celui qui m’accusa une fois pour toutes. Il était très malade. Toute la journée déjà j’étais agenouillé près de lui, lorsque soudain un aboiement bref et saccadé, tel qu’il en poussait lorsqu’un étranger entrait dans la chambre, le dressa. Un tel aboiement avait été en quelque sorte convenu entre nous pour ces cas-là, et machinalement je me retournai vers la porte. Mais c’était déjà en lui. Inquiet, je cherchai son regard, et lui aussi chercha le mien. Non pas pour prendre congé de moi. Il me regardait avec une surprise étrange et dure. Il me reprochait d’avoir laissé entrer. Il était persuadé que j’eusse pu empêcher cela. À présent il apparaissait qu’il avait trop présumé de mon pouvoir. Et il n’était plus temps de le désabuser. Il me regarda avec un étonnement douloureux et un air de solitude jusqu’à ce que tout fût fini.
Ou bien j’avais peur, lorsqu’en automne, après les premières nuits de gelée, les mouches venaient dans les chambres et se ranimaient encore une fois à la chaleur. Elles étaient singulièrement desséchées et s’effrayaient de leur propre bourdonnement; on voyait qu’elles-mêmes ne savaient plus trop ce qu’elles faisaient. Elles restaient immobiles durant des heures et se laissaient aller jusqu’à ce qu’elles se souvinssent de nouveau qu’elles vivaient encore; alors elles se jetaient à l’aveuglette n’importe où, et ne comprenaient pas ce qu’elles y voulaient, et on les entendait retomber, plus loin, ici, là, ou ailleurs. Et enfin elles se traînaient partout et couvraient peu à peu toute la chambre de leur mort.
Et même lorsque j’étais seul il arrivait que j’eusse peur. Pourquoi devrais-je feindre que ces nuits n’aient pas été, durant lesquelles la peur de la mort me dressait et me faisait m’accrocher à cette pensée, que se mettre sur son séant était du moins encore de la vie: que les morts, eux, n’étaient pas assis.
C’était toujours dans ces chambres de hasard qui m’abandonnaient aussitôt que je me trouvais mal, comme si elles avaient craint d’être compromises et mêlées à mes méchantes histoires. J’étais assis, et sans doute mon aspect était-il si effrayant que rien n’avait le courage de fraterniser avec moi. La lumière même à qui je venais de rendre le service de l’allumer ne voulait rien savoir de moi. Elle brûlait pour elle seule, comme dans une chambre vide. Mon dernier espoir était alors toujours de nouveau la fenêtre. Je me figurais qu’il pourrait y avoir encore, là dehors, quelque chose qui m’appartînt, même à présent, à l’heure de cette pauvreté de mourir. Mais à peine avais-je regardé dans cette direction que je souhaitais que la fenêtre eût été barricadée, fermée comme le mur. Car à présent je savais que tout se continuait là-bas avec la même indifférence, que dehors aussi il n’existait rien d’autre que ma solitude. La solitude que j’avais faite autour de moi, et dont la grandeur n’était pas proportionnée à mon cœur. Je me rappelais des hommes que j’avais une fois quittés et je ne comprenais pas que l’on pût jamais quitter des hommes.
Mon Dieu, mon Dieu, si de telles nuits encore m’attendent, laissez-moi du moins une de ces pensées que parfois je pouvais poursuivre. Ce n’est pas trop déraisonnable d’implorer cela; car je sais qu’elles naissaient précisément de la peur, parce que ma peur était trop grande. Lorsque j’étais encore un enfant ils me frappèrent au visage et me dirent que j’étais lâche. C’était parce que ma peur n’avait encore aucune valeur. Mais depuis lors j’ai appris à avoir peur d’une peur véritable, qui ne grandit que comme grandit la force qui la produit. Nous ne pouvons mesurer cette force que par notre peur. Car elle est si inintelligible, si entièrement dirigée contre nous que notre cerveau se décompose à l’endroit où nous nous efforçons de la penser. Et cependant depuis quelque temps je crois que c’est notre force à nous, toute notre force qui est encore trop grande pour nous. Il est vrai que nous ne la connaissons pas, mais n’est-ce pas ce qui nous appartient le plus dont nous savons le moins? Quelquefois je songe comment le ciel est devenu, et comment la mort: nous avons éloigné de nous nos biens les plus précieux, parce que nous avions encore tant d’autres choses à faire auparavant, et parce qu’ils n’étaient pas en sécurité chez nous, gens trop absorbés. À présent des temps sont révolus et nous nous sommes habitués à des biens moindres, nous ne connaissons plus notre bien, et nous nous effrayons de son extrême grandeur. N’est-ce pas possible?