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Je ne me souviens que de deux. Je veux dire lesquelles: la fin de Gricha Otrepjov et la chute de Charles le Téméraire.

Dieu sait si elles me firent alors une impression profonde. Maintenant encore, après tant d’années, je me rappelle une description: comment le faux tsar avait été jeté parmi la foule et resta étendu trois jours durant, déchiqueté et criblé, un masque sur le visage.

Il est évident que je n’ai aucune chance de retrouver jamais ce petit livre. Mais ce passage doit avoir été singulier. J’aurais envie aussi de relire le récit de la rencontre avec la mère. Il doit s’être senti très sûr de lui pour qu’il l’ait fait venir à Moscou; je suis même convaincu qu’à cette époque il avait en lui une foi si forte qu’il crut en effet convoquer sa mère. Et cette Marie Nagoi qui, en étapes rapides, vint de son cloître indigent, n’avait-elle pas tout à gagner si elle disait: oui? Mais l’incertitude d’Otrepjov ne commença-t-elle pas lorsque cette étrangère l’eut reconnu? Je ne suis pas éloigné de croire que la force de sa transformation ait consisté à n’être plus le fils de personne.

[Cela, c’est finalement la force de tous les jeunes gens qui sont partis.] [4]

Le peuple qui le souhaitait, sans imaginer quelqu’un de précis, ne rendait que plus libres et plus infinies ses possibilités. Mais la déclaration de la mère, même comme tromperie consciente, avait encore le pouvoir de le diminuer; elle l’enlevait à la plénitude de son invention; elle le condamnait à une imitation lassante; elle le rabaissait au niveau de cet être qu’il n’était pas: elle faisait de lui un imposteur. Et voici que venait encore cette Marina Mniczek qui, plus insensiblement dissolvante, le niait à sa manière, en croyant, ainsi qu’il apparut plus tard, non en lui mais en chacun. Je ne puis, bien entendu, garantir dans quelle mesure tout ceci était pris en considération dans cette histoire. Ceci, me semble-t-il, il eût fallu le raconter.

Mais, indépendamment de cela même, cet événement ne serait nullement vieilli. On pourrait à présent imaginer un conteur qui consacrerait beaucoup d’attention aux derniers instants; il n’aurait pas tort. Ils contiennent une foule de choses: comment, tiré du sommeil le plus intérieur, il saute à la fenêtre, et par-dessus la fenêtre, au milieu des sentinelles. Il ne peut se relever seul. Ils doivent l’aider. Sans doute la jambe est-elle cassée. Soutenu par deux de ses hommes, il sent qu’ils croient encore en lui. Il se retourne: les autres aussi croient en lui. Il a presque pitié d’eux, ces strélitzs géants; jusqu’à quel point les choses en sont-elles venues! Ils ont connu Ivan Grosnij dans toute sa réalité, et ils croient en lui. Il serait presque tenté de les tirer d’erreur, mais ouvrir la bouche serait crier. La douleur s’élance dans son pied avec fureur et il fait si peu de cas de lui, en cet instant, qu’il ne sait plus rien que la douleur. Et puis, il n’a pas le temps, ils s’approchent de lui en se poussant, il voit le Schuiskij, et derrière lui tous les autres. Bientôt tout sera passé. Mais alors ses gardes se referment autour de lui. Ils ne l’abandonnent pas. Et un miracle a lieu. La foi de ces vieux hommes se propage, tout à coup plus personne ne veut s’avancer. Schuiskij tout près d’Otrepjov appelle désespérément vers une fenêtre d’en haut. Le faux tsar ne se retourne pas. Il sait qui est debout là-haut. Il comprend que le silence se fasse, un silence subit, sans transition. À présent la voix va venir, cette voix qu’il connaît d’autrefois, cette haute voix fausse qui se force. Et alors il entend la mère tsarine qui le renie.

Jusqu’ici les choses vont d’elles-mêmes, mais à présent, je vous en prie, un conteur, car des quelques lignes qui restent à écrire, une force doit jaillir qui dépasse toutes les contradictions. Que ce soit dit, ou non, on doit pouvoir jurer qu’entre le son de la voix et le coup de pistolet, il y eut encore en lui, infiniment comprimés, la volonté et le pouvoir d’être tout. Sinon on ne comprendrait pas l’éclat magnifique de cette conséquence: qu’ils aient transpercé son vêtement de nuit et l’aient piqué de toutes parts, comme pour atteindre le noyau dur d’une personne. Et que dans la mort encore il ait porté, trois jours durant, le masque auquel il avait déjà presque renoncé.

*

Lorsque j’y songe à présent, il me semble singulier que dans ce même livre fût contée la fin de celui qui toute sa vie durant fut un, le même, dur et inchangeable comme un granit, et qui toujours plus lourdement pesa à ceux qui le supportaient. Il y a un portrait de lui à Dijon. Mais on sait sans cela qu’il fut trapu, râblé, têtu et désespéré. Aux seules mains on n’eût peut-être pas pensé. Ce sont des mains par trop chaudes qui voudraient toujours se rafraîchir et qui se posent involontairement sur des objets froids, les phalanges écartées, avec de l’air entre tous les doigts. Dans ces mains, le sang pouvait se précipiter comme il vous monte à la tête. Et quand elles faisaient le poing elles étaient vraiment comme des têtes de fous, délirant d’extravagance.

Il fallait des précautions incroyables pour vivre d’accord avec ce sang. Le duc était enfermé avec lui, et parfois il en avait peur, lorsque en soi il le sentait tourner, rampant et sombre. À lui-même semblait terriblement étranger ce sang rapide, demi-portugais, qu’il connaissait à peine. Souvent il avait peur que son sang ne pût l’attaquer durant son sommeil et le déchirer. Il faisait semblant de le dompter, mais il était toujours debout dans sa peur. Il n’osait jamais aimer une femme pour que son sang ne devînt pas jaloux, et le cours en était si emporté que jamais aucun vin ne franchit les lèvres du duc; au lieu de boire, il l’apaisait par des confitures de roses. Pourtant un jour il but, au camp de Lausanne, lorsque Granson fut perdu; alors il était malade, et abandonné, et il but beaucoup de vin pur. Mais alors son sang dormait. Durant ses dernières années vides de sens, son sang tombait parfois dans ce lourd sommeil bestial. Alors on vit combien le duc était au pouvoir de son sang, car lorsque celui-ci dormait le duc n’était rien. Alors personne de sa suite n’avait le droit d’approcher; il ne comprenait pas ce qu’on disait. Aux envoyés étrangers il ne pouvait se montrer, vide et morne qu’il était. Alors il était assis et attendait que son sang s’éveillât. Et le plus souvent son sang sursautait tout à coup, s’échappait de son cœur, et hurlait.

Pour l’amour de ce sang il traînait avec lui tant d’objets dont il ne faisait aucun cas. Les trois grands diamants et toutes les pierres précieuses; les dentelles flamandes et les tapis d’Arras, par monceaux. Sa tente en soie avec les cordons en fil d’or, et quatre cents tentes pour sa suite. Et des images peintes sur bois, et les douze apôtres en argent massif. Et le prince de Tarente, et le duc de Clève, et Philippe de Bade, et les messieurs de Château-Guyon. Car il voulait persuader à son sang qu’il était empereur et qu’il n’y avait rien au-dessus de lui: afin de s’en faire redouter. Mais son sang ne le croyait pas malgré toutes les preuves que le duc lui fournissait; c’était un sang méfiant. Peut-être l’entretint-il quelque temps en doute. Mais les cors d’Uri trahirent le duc. Depuis lors son sang savait qu’il habitait un homme perdu: et il voulait en sortir.