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«Si au moins tu lisais à haute voix, bouquineur», dit Abelone au bout d’un instant. Le son de ces mots n’était plus du tout hostile, et comme il était, me semblait-il, grand temps de nous réconcilier, je lus aussitôt, à haute voix, sans arrêt, jusqu’au prochain alinéa, et plus loin encore, jusqu’au prochain titre: À Bettine.

«Non, pas les réponses!» m’interrompit Abelone, et comme épuisée, elle déposa tout à coup la petite fourchette. Aussitôt après, elle rit de la mine avec laquelle je la regardai.

«Mon Dieu, que tu as donc mal lu, Malte!»

Je dus convenir que je n’avais pas pensé un seul instant à ce que je faisais. «Je ne lisais que pour être interrompu», avouai-je, et j’eus tout à coup chaud et feuilletai le livre en arrière, pour trouver la page du titre. Alors seulement je sus quel livre c’était. «Pourquoi pas les réponses?» demandai-je, curieux.

Ce fut comme si Abelone ne m’avait pas entendu. Elle était assise, là, dans sa robe claire, comme si partout, à l’intérieur, elle était devenue toute sombre, tels qu’étaient à présent ses yeux.

«Donne», dit-elle soudain, comme en colère, et prit le livre dans sa main, et l’ouvrit à la page qu’elle voulait. Et alors elle lut une des lettres de Bettine.

Je ne sais pas ce que j’en compris, mais c’était comme si l’on m’avait promis solennellement qu’un jour je saisirais tout cela. Et pendant que sa voix s’élevait, et ressemblait enfin presque à celle que je connaissais par son chant, j’eus honte tout à coup de m’être représenté notre réconciliation d’une manière si banale. Car je compris bien qu’elle était en train de s’accomplir. Mais à présent elle avait lieu, en grand, quelque part, loin, au-dessus de moi, où je n’atteignais même pas.

*

Cette promesse se remplit encore toujours: par hasard le même livre se retrouve de nouveau parmi les miens, parmi les quelques livres dont je ne me sépare pas. À présent, pour moi aussi, il s’ouvre aux passages auxquels je pense justement, et pendant que je les lis, il est incertain si je songe à Bettine ou à Abelone.

Non, Bettine est devenue plus vivante en moi, Abelone que j’ai connue n’a fait que préparer l’autre et voici qu’elle a fleuri en Bettine comme en son être le plus propre et le plus inconscient. Car cette étrange Bettine a, par toutes ses lettres, créé de l’espace, et comme un monde de dimensions élargies. Elle s’est depuis le commencement répandue en tout comme si elle avait déjà dépassé sa mort. Partout elle s’était installée profondément dans l’être, elle en faisait partie, et tout ce qui lui arrivait, était de toute éternité contenu dans la nature; là elle se reconnaissait, elle s’en détachait presque douloureusement; elle se devinait peu à peu, comme remontant à des traditions, elle s’évoquait comme un esprit et s’affrontait.

Voici un instant, Bettine, tu étais encore; je te comprends. La terre n’est-elle pas chaude de toi, et les oiseaux ne laissent-ils pas de l’espace pour ta voix? La rosée est autre, mais les étoiles sont encore les étoiles de tes nuits. Où le monde entier n’est-il pas tien? Car combien de fois l’as-tu incendié de ton amour, et l’as-tu vu flamboyer et se consumer, et l’as-tu, en secret, remplacé par un autre monde, tandis que tous dormaient. Tu te sentais bien d’accord avec Dieu, lorsque, chaque matin, tu lui demandais une nouvelle terre, afin qu’eussent leur tour tous ceux qu’il avait créés. Il te semblait peu digne de les épargner, et de les réparer, et tu avançais tes mains vers un monde toujours nouveau. Car ton amour égalait tout.

Comment est-il possible que tous ne parlent encore de ton amour? Qu’est-il depuis arrivé de plus mémorable? Qu’est-ce donc qui les occupe? Toi-même, tu connaissais la valeur de ton amour, tu le disais à haute voix à ton plus grand poète, afin qu’il fût rendu humain; car il était encore élément. Mais le poète, en t’écrivant, en a dissuadé les hommes. Tous ont lu ses réponses et les croient plutôt, parce que le poète leur est plus intelligible que la nature. Mais peut-être comprendront-ils un jour qu’ici était la limite de sa grandeur. Cette aimante lui était imposée, et il ne l’a pas supportée. Qu’est-ce à dire qu’il n’ait pu lui répondre? Un tel amour n’a pas besoin de réponse, il contient l’appeau et la réponse; il s’exauce lui-même. Mais le poète aurait dû s’humilier devant elle, dans toute sa magnificence, et ce qu’elle dictait, l’écrire à deux mains, comme Jean de Pathmos, à genoux. Il n’y avait pas de choix possible en présence de cette voix, qui «remplissait la fonction des anges», qui était venue pour l’envelopper et l’entraîner vers l’éternel. C’était là le char de sa montée embrasée vers le ciel. C’était là qu’était préparé à sa mort le mythe obscur qu’il laissa vide.

*

Le destin aime à inventer des dessins et des figures. Sa difficulté tient à sa complexité. Mais la vie elle-même est difficile par sa simplicité. Elle n’a que quelques éléments d’une grandeur qui nous surpasse. Le saint, en déclinant le destin, choisit ceux-ci pour l’amour de Dieu. Mais que la femme, conformément à sa nature, doive faire le même choix par rapport à l’homme, c’est là ce qui évoque la fatalité de toutes les amours: Résolue et sans destin, comme une éternelle, elle est debout à côté de lui qui se transforme. Toujours l’aimante surpasse l’aimé, parce que la vie est plus grande que le destin. Son don d’elle-même peut être infini; c’est là son bonheur. Mais la misère sans nom de son amour a toujours été celle-ci: qu’on lui ait demandé de limiter ce don.

Aucune autre plainte n’a jamais été exprimée par des femmes. Les deux premières lettres d’Héloïse ne contiennent que celle-là, et cinq siècles plus tard elle s’élève encore des lettres de la Portugaise; on la reconnaît comme un appel d’oiseau. Et soudain le clair espace de cette connaissance est traversé par la forme la plus lointaine de Sappho, que les siècles ne trouvèrent pas, parce qu’ils l’ont cherchée dans le destin.

*

Je n’ai jamais osé lui acheter un journal. Je ne suis pas sûr qu’il porte toujours quelques numéros sur lui, lorsque, à l’extérieur du jardin du Luxembourg, il se glisse lentement, en avant et en arrière, tout le soir durant. Il tourne le dos à la grille et sa main frôle le socle de pierre sur lequel se dressent les barreaux. Il se fait si mince que tous les jours beaucoup de gens passent, qui ne l’ont jamais vu. Sans doute a-t-il encore un reste de voix qui rappelle son existence; mais ce n’est pas autre chose qu’un bruit dans une lampe, ou dans le poêle, ou l’égouttement d’une grotte, à intervalles réguliers. Et le monde est ainsi fait qu’il y a des hommes qui, toute leur vie, passent justement pendant la pause durant laquelle, plus silencieux que tout ce qui se meut, il s’avance comme l’aiguille d’une montre, comme l’ombre d’une aiguille, comme le temps.

Combien j’avais tort de ne le regarder qu’à contrecœur! J’ai honte d’écrire que souvent, en m’approchant de lui, je prenais le pas des autres, comme si j’ignorais qu’il fût là. Alors j’entendais dire en lui: «La Presse», et aussitôt après encore une fois, et une troisième fois, à intervalles rapides. Et, à côté de moi les gens se retournaient et cherchaient la voix. Moi seul je me hâtais, plus que tous les autres, comme si rien ne m’avait frappé, comme si j’étais extrêmement absorbé.