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Et cependant je sais que si un seul essayait de les aimer, elles seraient lourdes contre lui comme quelqu’un qui s’est trop éloigné et qui cesse de marcher. Je crois que Jésus seul les supporterait, qui a encore la résurrection dans tous ses membres; mais elles lui importent peu. Seuls ceux qui aiment le séduisent, et non pas celles qui attendent avec de petites dispositions à être aimées, comme une lampe froide.

*

Je sais que si j’étais destiné au pire il ne me servirait à rien de me travestir sous mes meilleurs vêtements. Ne glissa-t-il pas du milieu de sa royauté parmi les derniers? Lui, qui, au lieu de s’élever, tomba jusqu’à ce qu’il touchât fond. C’est vrai, j’ai cru parfois aux autres rois, bien que les parcs ne prouvent plus rien. Mais il fait nuit, c’est l’hiver, je gèle, je crois en lui. Car la puissance ne dure qu’un instant, et nous n’avons rien vu de plus long que la misère. Mais le roi doit durer.

Celui-ci n’est-il pas le seul qui se conserva sous sa folie comme des fleurs en cire sous une vitrine? Pour les autres, ils imploraient dans les églises une longue vie, mais de lui le chancelier Jean Charlier Gerson exigeait qu’il fût éternel et cela alors qu’il était déjà le plus pauvre de tous, malgré sa couronne.

C’était au temps que des hommes étrangers, au visage noirci, l’attaquaient parfois dans son lit, pour lui arracher la chemise pourrie dans les ulcères, que depuis longtemps déjà il prenait pour lui-même. Il faisait sombre dans la chambre, et ils déchiraient sous ses bras raides les lambeaux friables tels qu’ils les empoignaient. Puis, l’un d’eux éclairait, et alors seulement ils découvraient la blessure purulente sur sa poitrine, dans laquelle l’amulette de fer s’était enfoncée, parce que chaque nuit il la pressait contre lui avec toute la force de sa ferveur. À présent elle était en lui, profondément, terriblement précieuse, dans une lisière de perles en pus, comme un débris miraculeux, au creux d’un reliquaire. On avait choisi des aides au cœur dur, mais ils n’étaient pas cuirassés contre le dégoût, lorsque les vers, dérangés, se dressaient hors de la futaine flamande et que, tombés des plis, ils remontaient quelque part le long des manches. Il n’était pas douteux que son état eût empiré depuis le jour de la parva regina; car, elle du moins, avait encore voulu coucher auprès de lui, jeune et claire comme elle était: puis elle était morte. Et depuis, plus personne n’avait osé accoupler une compagne de lit avec cette charogne. La reine n’avait pas laissé derrière elle les mots et les tendresses par lesquels elle savait adoucir le roi. Aussi, plus personne ne pénétra-t-il à travers la broussaille de son esprit; personne ne l’aidait à s’échapper des ravines de son âme; personne ne le comprenait lorsque, soudain, il en sortait lui-même, avec le regard rond d’une bête qui va au pâturage. Et lorsqu’il reconnaissait alors le visage préoccupé de Juvénal, il se rappelait l’empire, tel qu’il l’avait laissé. Et il voulait rattraper ce qui avait été négligé.

Mais les événements de ces conjonctures avaient ceci de particulier qu’on ne pouvait les apprendre avec des ménagements. Où quelque chose arrivait, l’événement se produisait avec tout son poids, et lorsqu’on le disait, il était comme d’un seul morceau. Aurait-on pu atténuer en quelque manière le fait que son frère avait été assassiné? et ceci que hier Valentina Visconti qu’il nommait sa chère sœur s’était agenouillée devant lui, ne soulevant que les voiles noirs de son veuvage, de son visage défiguré par la plainte et par l’accusation? Et aujourd’hui, durant des heures, un avocat tenace et bavard était là, et prouvait le bon droit de l’assassin princier, jusqu’à ce que le crime devînt transparent comme s’il allait s’élever, lumineux jusqu’au ciel. Et être juste c’était donner raison à tous, car Valentine d’Orléans mourut de chagrin, quoiqu’on lui promît vengeance. Et à quoi servait de pardonner toujours et encore au duc de Bourgogne; l’ardeur sombre du désespoir s’était emparée de lui, de sorte que, depuis des semaines, il habitait une tente au fond de la forêt d’Argilly et prétendait avoir besoin la nuit d’entendre bramer les cerfs pour son soulagement.

Lorsqu’on avait pensé à tout cela, toujours de nouveau, du commencement jusqu’à la fin, – et ce n’était pas long, – le peuple demandait à vous voir, et il vous voyait: perplexe. Mais le peuple se réjouissait du spectacle; il comprenait que c’était là le roi: ce silencieux, ce patient qui était là pour permettre que Dieu agît pardessus lui, dans son impatience tardive. Dans ses moments plus clairs sur le balcon de son hôtel de Saint-Pol, le roi pressentait peut-être ses progrès secrets; il se souvenait de ce jour de Roosbecke, où son oncle de Berry l’avait pris par la main, pour le conduire devant sa première victoire achevée; alors il avait dominé du regard, par cette journée singulièrement prolongée de novembre, les masses des Gantois, telles qu’elles s’étaient étranglées par leur propre densité, lorsqu’on avait chevauché sur eux de tous les côtés. Enroulés les uns dans les autres, comme un immense cerveau, ils étaient couchés là, par monceaux, tels qu’ils s’étaient eux-mêmes noués ensemble, pour se tenir de près. On perdait l’haleine lorsque l’on voyait, ça et là, leurs visages étouffés; on ne pouvait manquer de se représenter que l’air avait été repoussé loin de ces cadavres, que l’encombrement avait fait rester debout, par la fuite soudaine de tant d’âmes désespérées.

Cela, on l’avait gravé dans la mémoire du roi comme le commencement de sa gloire. Et il s’en était souvenu. Mais, si ç’avait été alors le triomphe de la mort, c’était à présent, tandis que sur ses jambes fléchissantes il était debout à la vue de tous, le mystère de l’amour. Il avait vu dans les yeux des autres que l’on pouvait comprendre ce champ de bataille, quelque immense qu’il fût. Mais ceci ne voulait pas être compris; c’était aussi merveilleux que jadis le cerf au collier d’or dans la forêt de Senlis. Sauf, qu’à présent c’était lui l’apparition, et que les autres étaient plongés dans la contemplation. Et il ne doutait pas qu’ils fussent hors d’haleine, et emplis de la même vaste attente qui l’avait surpris, ce jour de son adolescence, à la chasse, lorsque l’apparition silencieuse surgit d’entre les branches en le regardant. Le mystère de sa visibilité se répandait sur toute sa forme adoucie. Il ne bougeait pas, de peur de se fondre; le mince sourire sur son large visage simple prenait une durée naturelle comme chez les Saints en pierre, et ne se forçait pas. C’est ainsi qu’il se tendait. Et ce fut un de ces instants qui sont l’éternité, vue en abrégé. La foule le supporta à peine. Fortifiée, nourrie d’un réconfort infiniment multiplié, elle rompit le silence par le cri éclatant de sa joie. Mais en haut, sur le balcon, il n’y avait plus que Juvénal des Ursins, et il cria sur la première vague de calme que le roi viendrait rue Saint-Denis chez les frères de la Passion, pour y voir les mystères.

En de tels jours le roi était plein d’une conscience adoucie. Si un peintre de ce temps avait cherché quelque indice sur la vie au paradis, il n’aurait pas pu trouver de modèle plus parfait que la forme apaisée du roi, telle qu’elle apparaissait dans une des hautes fenêtres du Louvre, dans l’abandon des épaules. Il feuilletait un petit livre de Christine de Pisan qui s’intitule le Chemin de long [7] étude, et qui lui était dédié. Il ne lisait pas les doctes polémiques de ce parlement allégorique qui s’était proposé de trouver le prince digne de régner sur le monde entier. Le livre s’ouvrait toujours de nouveau devant lui aux passages les plus simples: là où il était question de ce cœur qui, treize années durant, comme une cornue sur le feu de la douleur, n’avait servi qu’à distiller pour les yeux, l’eau de l’amertume. Il comprenait que la vraie consolation ne commençait que lorsque le bonheur était passé et révolu pour toujours. Rien n’était plus près de lui que cette consolation. Et tandis que son regard semblait embrasser le pont, là dehors, il aimait à regarder le monde à travers le cœur de Christine, par trop entraîné sur les chemins extraordinaires, dans l’extase de la grande Cuméenne, – le monde d’alors: ces mers aventureuses, ces villes aux tours étrangères, contenues par la pression des étendues; la solitude extatique des montagnes rassemblées, et les cieux explorés dans un doute heureux, ces cieux qui se fermaient alors seulement comme le crâne d’un nourrisson.