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Mais lorsque quelqu’un entrait, le roi prenait peur et son esprit se ternissait peu à peu. Il permettait qu’on l’emmenât de la fenêtre et qu’on l’occupât. Ils lui avaient donné l’habitude de demeurer durant des heures avec des images, et il en était content. Une seule chose le fâchait, c’est qu’en tournant les pages on ne pût jamais garder devant soi, à la fois plusieurs images, et que, fixées qu’elles étaient dans des in-folio, on ne pût pas les mêler les unes sous les autres. Alors quelqu’un s’était souvenu d’un jeu de cartes qui était tombé en oubli, et le roi accorda sa faveur à celui qui le lui apporta. Tant lui tenaient à cœur ces cartons qui étaient bariolés, et chacun, mobile et plein d’imageries. Et tandis que les jeux de cartes devenaient à la mode parmi les courtisans, le roi était assis dans sa bibliothèque et jouait seul. De même qu’il levait en ce moment deux rois, l’un à côté de l’autre, de même Dieu l’avait posé récemment à côté du roi Vencislas; quelquefois une reine mourait, alors il mettait sur elle un as de cœur, c’était comme une pierre funéraire. Il ne s’étonnait pas qu’il y eût dans ce jeu plusieurs papes; il installait Rome là-bas, au bord de la table, et ici, à sa droite, était Avignon. Rome lui était indifférente; pour une raison quelconque il se la représentait ronde et n’y insistait pas davantage. Mais il connaissait Avignon. Et à peine y songeait-il, que sa mémoire répétait le haut palais hermétique et qu’elle se surmenait. Il fermait les yeux et devait largement reprendre haleine. Il avait peur de faire de mauvais rêves la nuit prochaine.

En somme, c’était vraiment une distraction reposante, et ils avaient eu raison de la lui suggérer. De telles heures le confirmaient, dans son opinion qu’il était roi, le roi Charles VI. Ceci ne veut pas dire qu’il s’exagérait son importance; il était loin de se croire plus qu’une de ces feuilles de papier, mais sa certitude se fortifiait que lui aussi était une carte déterminée, peut-être une carte mauvaise, une carte jetée avec colère et qui perdait toujours: mais toujours la même, jamais une autre. Et cependant, lorsqu’une semaine s’était passée, ainsi, à cette confirmation régulière de sa propre existence, il commençait à se sentir à l’étroit en lui. La peau se tendait autour du front et de la nuque comme s’il sentait tout à coup ses contours trop distincts. Personne ne savait à quelle tentation il cédait lorsqu’il s’informait des mystères et ne pouvait attendre qu’ils commençassent. Et lorsque enfin ils étaient arrivés, il habitait davantage la rue Saint-Denis que son hôtel de Saint-Paul.

C’était le pouvoir fatal de ces poèmes représentés qu’ils se complétaient et s’élargissaient toujours de nouveau, qu’ils s’accroissaient jusqu’à compter des dizaines de milliers de vers, de telle sorte que le temps en eux était le temps véritable; c’était comme si l’on avait fait un globe, en grandeur naturelle de la terre. L’estrade creuse, au-dessous de laquelle était l’enfer, et au-dessus de laquelle l’échafaudage sans barrière d’un balcon fixé à un pilier signifiait le niveau du paradis, contribuait encore à atténuer l’artifice. Car ce siècle avait en vérité rendu terrestres le ciel et l’enfer. Il se nourrissait de ces deux forces pour se survivre à lui-même.

C’étaient les jours de cette chrétienté avignonnaise qui, une génération plus tôt, s’était pressée autour de Jean XXII en un recours si involontaire, qu’au lieu de son pontificat, avait surgi aussitôt après lui la masse de ce palais clos et lourd comme un dernier corps de refuge pour l’âme de tous. Mais lui-même, le petit vieillard, léger et immatériel, vivait encore à la vue de tous. Tandis que, à peine arrivé, sans retard, il commençait à agir vite et hardiment, les écuelles épicées de poison étaient sur sa table. Le contenu du premier gobelet devait toujours être répandu car le morceau de licorne était décoloré lorsque l’échanson l’en retirait. Inquiet, ne sachant où il devait les dissimuler, le septuagénaire portait avec lui les figurines de cire que l’on avait faites de lui, pour le perdre en elles. Et il s’égratignait aux longues aiguilles dont elles étaient transpercées. On pouvait les fondre. Mais ces simulacres secrets l’avaient empli d’un tel effroi que, plusieurs fois, malgré sa force de volonté, il forma cette pensée qu’il pourrait se porter à lui-même un coup mortel et s’évanouir comme la cire près du feu. Son corps diminué devenait encore plus sec de terreur et plus résistant. Mais à présent on s’en prenait même au corps de son empire; à Grenade, les Juifs avaient été incités à détruire tous les chrétiens, et cette fois ils s’étaient acheté des exécuteurs plus terribles. Personne ne douta, aussitôt après les premières rumeurs du complot des lépreux; déjà certains les avaient vus jetant dans les puits les paquets des lambeaux horribles de leur décomposition. Ce ne fut pas par une crédulité trop facile qu’aussitôt l’on tint cela pour possible; la foi au contraire était devenue si lourde qu’elle échappa aux mains tremblantes et tomba jusqu’au fond des puits. Et de nouveau l’ardent vieillard dut éloigner le poison du sang. Au temps de ses velléités superstitieuses, il avait ordonné pour lui et pour son entourage l’angélus contre les démons du crépuscule; et à présent, dans le monde agité tout entier, on sonnait chaque soir cette prière calmante. Par ailleurs cependant toutes les bulles et les lettres qui émanaient de lui, ressemblaient davantage à un vin épicé qu’à une tisane. L’empire ne s’était pas confié à son traitement, mais il ne se lassait pas de combler les peuples des preuves de leur maladie; et déjà on venait de l’Orient le plus éloigné consulter ce médecin impérieux.

Mais alors l’incroyable arriva. Le jour de la Toussaint il avait prêché plus longtemps et plus ardemment que de coutume; pris d’un soudain besoin et comme pour la revoir lui-même, il avait montré sa foi; hors de ce tabernacle octogénaire il l’avait tirée et lentement soulevée de toutes ses forces, et exposée sur l’autel, et aussitôt ils crièrent à sa face. L’Europe entière cria: cette foi était mauvaise.

Alors le pape disparut. Durant de longs jours aucune action n’émana de lui, et il resta à genoux dans son oratoire, et explora le mystère de ceux qui agissent et qui font tort à leur âme. Enfin il reparut, épuisé par ce lourd recueillement, et se rétracta. Il rétractait une chose après l’autre. Rétracter devint la passion sénile de son esprit. Il arrivait qu’il fît éveiller la nuit les cardinaux pour leur parler de son repentir. Et peut-être ce qui faisait durer sa vie au delà de la mesure ordinaire, n’était-ce finalement que l’espoir de s’humilier encore devant Napoléon Orsini qui le haïssait et qui ne voulait pas venir.