Jacques de Cahors s’était rétracté. Et l’on pourrait croire que Dieu lui-même eût voulu prouver son erreur en laissant surgir, si peu de temps après, le fils du comte de Ligny, qui ne semblait attendre sur terre que l’âge de sa majorité pour participer virilement aux voluptés de l’âme que lui réservait le ciel. Il y avait beaucoup de gens qui se rappelaient ce clair enfant au temps de son cardinalat, et comment, à l’aube de son adolescence, il était devenu évêque, et comment, âgé de dix-huit ans à peine, il était mort dans l’extase de sa perfection. On rencontrait des morts vivants: car autour de son tombeau, l’air, sursaturé de vie pure, longtemps encore agit sur les cadavres. Mais n’y avait-il pas je ne sais quoi de désespéré, même dans cette sainteté trop précoce? N’était-ce pas une injustice pour tous, que le tissu pur de cette âme n’eût été qu’à peine tiré au travers de la vie, comme s’il ne s’agissait que de la rendre lumineuse dans la cuve d’écarlate de l’époque? N’éprouva-t-on pas comme un contre-coup lorsque ce jeune prince quitta le tremplin de la terre, dans son ascension passionnée vers le ciel? Pourquoi les lumineux ne restaient-ils pas parmi ceux qui peinent à faire des chandelles? N’était-ce pas cette obscurité qui avait amené Jean XXII à affirmer qu’avant le jugement dernier il n’y aurait aucune félicité entière, même pas parmi les bienheureux? Et en effet quel entêtement et quelle rude ténacité ne fallait-il point, pour s’imaginer que, tandis qu’ici tout était un chaos si épais, il pût y avoir quelque part des visages qui étaient déjà dans la lumière de Dieu, reposant sur des anges et comblés par sa vue inépuisable.
*
Me voici dans cette nuit froide, et j’écris, et je sais tout cela. Je le sais peut-être parce que j’ai rencontré cet homme, autrefois, quand j’étais petit. Il était très grand, je crois même que sa grandeur devait surprendre.
Si invraisemblable que cela paraisse, j’avais réussi, vers le soir je ne sais plus comment, à m’échapper seul, de la maison. Je courus, je tournai l’angle d’une rue, et au même instant je me heurtai contre lui. Je ne comprends pas comment ce qui arriva alors a pu se dérouler en cinq secondes à peu près. Si serré qu’on le raconte, cela dure beaucoup plus longtemps. Je m’étais fait mal en me heurtant contre lui; j’étais petit, il me sembla que c’était beaucoup déjà que je ne pleurasse pas; aussi m’attendais-je involontairement à être consolé. Comme il ne s’y décidait pas je le crus timide. Je supposai que son esprit ne lui inspirait pas la plaisanterie par laquelle cette affaire devait se dénouer. J’étais assez content déjà de pouvoir l’aider dans cet embarras, mais pour cela il était nécessaire de regarder dans sa figure. J’ai dit qu’il était grand. Cependant il ne s’était pas, comme il eût été pourtant naturel, penché sur moi, de sorte qu’il se trouvait à une hauteur à laquelle je n’étais pas préparé. Il n’y avait toujours encore devant moi que l’odeur et la dureté singulières de son vêtement que j’avais senti. Soudain vint son visage. Comment était-il? Je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir. C’était le visage d’un ennemi. Et, à côté de ce visage, tout à côté, à la hauteur de ses yeux terribles, il y avait, comme une seconde tête, son poing. Avant que j’eusse eu le temps de baisser la tête, je courais déjà; je m’esquivai à sa gauche et courus tout droit dans une rue vide et terrible, dans une rue d’une ville étrangère, d’une ville où l’on ne pardonne rien.
Alors je vécus ce que je comprends à présent: ce temps lourd, massif et désespéré. Le temps où le baiser de deux hommes qui se réconcilient, n’était qu’un signal pour les meurtriers qui étaient là. Ils buvaient dans le même gobelet, ils montaient aux yeux de tous le même cheval de selle, on racontait qu’il couchaient la nuit dans un seul lit: et tous ces contacts rendaient l’aversion de l’un pour l’autre si impatiente que, chaque fois que l’un apercevait les veines battantes de l’autre, un dégoût maladif se cabrait en lui, comme à l’aspect d’un crapaud. Le temps où un frère assaillait l’autre pour son héritage plus important, et le tenait prisonnier. Sans doute le roi intervint-il pour la victime et obtint-il la liberté de celle-ci et que son bien lui fût restitué. Occupé à d’autres destinées plus lointaines l’aîné accordait la paix et exprimait dans ses lettres le remords de son méfait. Mais tous ces événements empêchaient le frère libéré de se reprendre. Le siècle le montre allant en vêtement de pèlerin d’une église à l’autre, inventant des serments toujours plus étranges. Chargé d’amulettes, il chuchote ses craintes aux moines de Saint-Denis, et longtemps est resté inscrit dans leurs registres le cierge de cent livres qu’il trouva bon de consacrer à saint Louis. Il n’arriva pas à réaliser sa propre existence; jusqu’à sa fin il sentit la jalousie et la colère de son frère, comme une constellation grimaçante au-dessus de son cœur. Et ce comte de Foix, Gaston Phébus, qui excitait l’admiration de tous, n’avait-il pas tué ouvertement son cousin Ernault, le capitaine du roi d’Angleterre à Lourdes? Et qu’était ce meurtre manifeste auprès de cet affreux hasard, que le comte n’eût pas déposé le petit couteau à ongle aiguisé, lorsque, en un reproche crispé, il effleura de sa main, dont la beauté était fameuse, le cou nu de son fils étendu? La chambre était sombre, on dut allumer pour voir le sang qui venait de si loin et qui quittait à présent pour toujours une race admirable, en s’échappant doucement de l’étroite blessure de cet enfant épuisé.
Qui pouvait être fort et s’abstenir du meurtre? Qui, en ce temps, ne savait pas que le pire était inévitable? Un pressentiment singulier envahissait ça et là celui dont le regard avait rencontré dans la journée le regard presque voluptueux de son meurtrier. Il se retirait, il s’enfermait, il écrivait ses dernières volontés, et il ordonnait pour finir la civière en osier, la soutane des Célestins, et que l’on répandît des cendres. Des ménestrels étrangers paraissaient devant son château et il leur faisait des dons royaux pour l’amour de leur voix qui était d’accord avec ses vagues pressentiments. Dans le regard levé des chiens il y avait un doute, et ils devenaient moins sûrs dans les mouvements qu’on leur ordonnait. De la devise qui avait compté durant toute la vie se dégageait peu à peu un nouveau sens, parallèle et ouvert. Bien des longues habitudes vous paraissaient vieillies, mais c’était comme s’il ne s’en formait plus de nouvelles pour les remplacer. Si des projets surgissaient, on les traitait en grand, sans vraiment croire en eux. En revanche certains souvenirs prenaient un caractère singulièrement définitif. Le soir, près du feu, on croyait s’abandonner à eux. Mais la nuit, dehors, que l’on ne connaissait plus, devenait tout à coup singulièrement forte au tympan. L’oreille, habituée à tant de nuits libres et dangereuses, discernait des morceaux distincts du silence. Et cependant c’était différent cette fois-ci. Ce n’était pas la nuit entre hier et aujourd’hui: une nuit. Nuit. Beau sire, Dieu, et puis la résurrection. À peine en de telles heures le chant consacré à une femme aimée vous atteignait-iclass="underline" elles étaient toutes cachées dans les aubes et dans les saluts d’amour; elles étaient devenues inintelligibles sous leurs noms de parade à traînes interminables. Tout au plus encore dans l’obscurité les devinait-on au fond du regard qui se lève, plein de confiance et de féminine douceur, d’un bâtard.
Et ensuite, avant le souper tardif, cette immobilité pensive au-dessus des mains dans la cuvette d’argent. Nos propres mains. Était-il possible de créer un rapport entre ce qu’elles touchaient? Une suite, une continuité dans leurs actes de prendre et de laisser. Non. Tous les hommes essayaient partie et contre-partie. Tous s’annulaient mutuellement, et il n’y avait pas d’action.