Mais alors ils éclataient déjà en applaudissements, par crainte du pire: comme pour détourner d’eux, au dernier moment, ce qui aurait dû les contraindre à changer leur vie.
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Ceux qui sont aimés mènent une vie difficile et pleine de dangers. Ah, que ne se surmontent-ils pas pour aimer à leur tour? Autour de celles qui aiment il n’est que sécurité. Plus personne ne les soupçonne et elles-mêmes ne sont plus capables de se trahir. En elles le secret est devenu intangible. Elles le clament tout entier comme des rossignols, il ne se divise pas. Leur plainte ne vise qu’un seul; mais la nature entière y joint sa voix; c’est la plainte sur un être éternel. Elles se jettent à la poursuite de celui qu’elles ont perdu, mais dès les premiers pas, elles l’ont dépassé, et il n’y a plus devant elles que Dieu. Leur légende est celle de Byblis qui poursuit Caunos jusqu’en Lycie. La poussée de son cœur lui fit parcourir des pays innombrables sur les traces de celui qu’elle aimait, et finalement elle fut à bout de forces. Mais si forte était la mobilité de son être que lorsqu’elle s’abandonna, par delà sa mort elle reparut en source, rapide, en source rapide.
Qu’est-il arrivé d’autre à la Portugaise, sinon qu’à l’intérieur elle est devenue source? Quoi d’autre, à Héloïse? Quoi d’autre, à toutes celles qui aimèrent, et dont les plaintes sont parvenues jusqu’à nous: Gaspara Stampa; la comtesse de Die et Clara d’Anduse; Louise Labbé, Marceline Desbordes, Élisa Mercœur? Mais toi, pauvre Aïssé fugitive, tu hésitais déjà, et tu cédas. Lasse Julie Lespinasse! Légende désolée du parc heureux: Marianne de Clermont.
Je me souviens encore exactement qu’un jour, il y a longtemps, je trouvai chez nous un écrin à bijoux; il était large comme deux mains, en forme d’éventail, avec un rebord de fleurs incrustées dans le maroquin vert foncé. Je l’ouvris: il était vide. Je puis dire cela à présent, après tant d’années. Mais en ce temps, lorsque je l’eus ouvert, je vis seulement en quoi consistait ce vide: en velours, en petit mamelon de velours clair un peu défraîchi; en la rainure du bijou qui s’y perdait, vide et plus claire d’un rien de mélancolie. Un instant cela était supportable. Mais pour celles qui ont été aimées et qui sont demeurées en arrière, tout est peut-être toujours ainsi.
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Remontez en arrière dans vos journaux. N’y eut-il pas toujours autour des printemps une époque où l’année, en faisant irruption, vous atteignait comme un reproche? Il y avait en vous une disposition à être joyeuse, et cependant, lorsque vous sortiez dans le vide spacieux, une hésitation étrange naissait dans l’air, et votre marche devenait incertaine comme sur un bateau. Le jardin commençait; mais vous – c’était cela – vous y entraîniez l’hiver et l’année passée; pour vous c’était tout au plus une suite. Tandis que vous attendiez que votre âme participât à la saison, vous éprouviez soudain le poids de vos membres, et quelque chose comme la possibilité de tomber malade, pénétrait dans votre pressentiment ouvert. Vous l’attribuiez à votre robe trop légère, vous jetiez le châle sur vos épaules, vous couriez jusqu’au bout de l’allée: et puis vous étiez là, le cœur battant, au milieu du large rond-point, résolue à être d’accord avec tout cela. Mais un oiseau chantait, et était seul, et vous reniait. Ah, vous eussiez dû être morte!
Peut-être. Peut-être est-ce nouveau que nous surmontions cela: l’année et l’amour. Les fleurs et les fruits sont mûrs lorsqu’ils tombent. Les animaux se sentent, s’entre-trouvent et en sont contents. Mais nous qui avons projeté Dieu, nous ne pouvons pas finir par être prêts. Nous remettons notre nature, nous avons encore besoin de temps. Qu’est-ce, pour nous, qu’une année? Que sont-elles, toutes? Avant même que nous ayons commencé Dieu, nous le prions déjà: Fais-nous survivre à cette nuit. Et puis, les maladies. Et puis, l’amour.
Que Clémence de Bourges ait dû mourir à son aurore. Elle qui n’avait pas sa pareille; parmi les instruments dont elle savait jouer comme nulle autre, le plus beau, joué de façon inoubliable, même dans le moindre son de sa voix. Sa jeunesse était si hautement résolue qu’une amoureuse pleine d’élan put dédier à ce cœur naissant le livre de sonnets dans lequel chaque vers était inassouvi. Louise Labbé ne craignit pas d’effrayer cette enfant par les longues souffrances de l’amour. Elle lui montrait la montée nocturne du désir et lui promettait la douleur comme un univers agrandi; et elle soupçonnait qu’avec sa douleur pleine d’expérience elle était loin d’atteindre cette attente obscure qui faisait belle cette adolescente.
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Jeunes filles dans mon pays! Que la plus belle d’entre vous, en été, l’après-midi, dans la bibliothèque sombre, ait trouvé le petit livre que Jean des Tournes a imprimé en 1556. Qu’elle ait emporté le petit volume lisse et rafraîchissant, dehors, dans le verger bourdonnant, ou de l’autre côté, près du phlox, dans l’odeur trop douce duquel il y a comme un résidu de sucre pur. Qu’elle l’ait trouvé tôt. En ces jours où ses yeux commencent déjà à prendre conscience d’elle, tandis que la bouche plus jeune est encore capable de mordre d’une pomme des morceaux trop gros, et d’être pleine.
Et si vient alors le temps des amitiés plus mouvementées, que ce soit votre secret de vous appeler les unes les autres, Dika, Anactoria, Gyrinno et Atthis. Qu’un homme plus âgé, un voisin peut-être, qui aurait beaucoup voyagé et serait considéré déjà comme un original, vous révèle ces noms. Qu’il vous invite quelquefois chez lui, pour l’amour de ses pêches célèbres, ou à cause des eaux-fortes de Ridinger sur l’équitation, là-haut dans le couloir blanc, de ces eaux-fortes dont il est tant question qu’il fallait bien les avoir vues. Peut-être le persuaderez-vous de vous raconter quelque chose. Peut-être celle-là est-elle parmi vous qui saurait le décider à chercher les vieux cahiers de son journal de voyage. Qui sait? La même qui un jour réussit à se faire révéler que certains fragments de la poésie de Sappho nous sont parvenus, et qui n’a pas de repos jusqu’à ce qu’elle ait appris ce qui est presque un secret, savoir: que cet homme retiré aimait à consacrer ses loisirs à la traduction de ces morceaux. Il doit concéder que depuis longtemps il n’y a plus pensé, et ce qui est là, assure-t-il, ne vaut pas qu’on en parle. Mais à présent il se sent heureux quand même, devant ses candides amies, lorsqu’elles insistent beaucoup pour lui faire dire une strophe. Il retrouve même au fond de sa mémoire le texte grec, il le prononce à haute voix, parce que la traduction, lui semble-t-il, n’en exprime pas le meilleur, et pour montrer à cette jeunesse, par les belles brisures de cette langue, la matière massive du poème, ployée en des flammes si fortes.
Tout cela finit par animer de nouveau sa chaleur au travail. De beaux soirs presque jeunes viennent pour lui, des soirs d’automne, par exemple, qui ont devant eux beaucoup de nuit et de calme. Dans son cabinet la lumière brûle alors très tard. Il ne reste pas toujours penché sur les feuillets: il s’appuie souvent en arrière, il ferme les yeux sur telle ligne maintes fois relue, dont le sens se répand dans ses veines. Jamais il n’a été aussi certain de l’antiquité. Il est presque tenté de sourire des générations qui l’ont pleurée comme un spectacle perdu, dans lequel ils eussent volontiers joué un rôle. À présent il comprend momentanément la signification dynamique de cette précoce unité du monde, qui avait comme assumé, ensemble et d’une façon nouvelle, tout le labeur humain. Il n’est pas détourné de sa certitude par le fait que cette culture conséquente, avec ses phénomènes visibles, en quelque sorte sans lacune, semblait former un tout pour des regards postérieurs, et comme un spectacle dans son ensemble révolu. Sans doute la moitié céleste de la vie était-elle adaptée à la coupe ronde de l’existence terrestre, comme deux hémisphères forment ensemble une boule d’or intact. Mais à peine ceci fut-il accompli, que les esprits qui étaient enfermés au dedans, n’éprouvèrent plus cette réalisation sans reste, que comme une parabole; l’astre massif perdit son poids et monta dans l’espace, et dans sa voûte dorée se reflétait de loin la tristesse de tout ce qui n’était pas encore vaincu.