Tandis qu’il pense cela, le solitaire dans sa nuit, le pense et le comprend, il aperçoit une assiette de fruits sur l’accoudoir. Malgré lui il prend une pomme et la pose devant soi, sur la table. Comme ma vie flotte autour de ce fruit! songe-t-il. Autour de tout ce qui est parfait, monte et s’exhale ce qui reste encore à accomplir.
Et alors, de l’inachevé surgit, presque trop vite, cette petite figure, tendue par delà l’infini, à laquelle, au témoignage de Galien, tous pensaient lorsqu’ils disaient: la poétesse. Car de même que derrière les œuvres d’Hercule le monde se dressait et demandait à être détruit et reconstruit, de même se pressaient hors des réserves de l’être, vers les actes de son cœur, pour être vécus, les bonheurs et les désespoirs dont les temps doivent se contenter.
Il connaît tout à coup ce cœur résolu qui était prêt à s’acquitter de tout l’amour, jusqu’à la fin. Il ne s’étonne pas qu’on l’ait méconnu; que l’on n’ait vu que l’excès de cette aimante à tout jamais future, et non une nouvelle unité de mesure, d’amour et de détresse. Que l’on ait interprété la légende de sa vie comme elle avait été par hasard admise à cette époque-là, qu’enfin on lui ait attribué la mort de celles que le Dieu excite seules, à aimer hors d’elles-mêmes, sans réponse. Peut-être, parmi les amies même qu’elle avait formées, y en avait-il qui ne comprenaient pas: qu’au comble de son action elle ne se lamentait pas sur un seul qui laissa vides ses bras ouverts mais sur celui, désormais impossible, qui avait été assez grand pour son amour.
Ici l’homme qui songe, se lève et va à la fenêtre. Les murs de sa chambre haute sont trop proches, il voudrait voir les étoiles, si c’est possible. Il ne se trompe pas sur lui-même. Il sait que ce mouvement l’anime parce que parmi les jeunes filles du voisinage, est celle qui le regarde. Il a des vœux, non pour lui, non, mais pour elle; pour elle il comprend, durant une heure nocturne qui passe, l’exigence de l’amour. Il se promet de ne rien lui en dire. Il lui semble que tout ce qu’il peut faire c’est d’être seul et éveillé, et de penser à propos d’elle combien cette aimante avait raison: lorsqu’elle savait que la réunion de deux êtres ne faisait qu’accroître la solitude; lorsqu’elle dépassait la fin terrestre du sexe par son dessein infini, lorsque, dans l’obscurité des étreintes, elle ne cherchait pas le contentement, mais encore le désir, lorsqu’elle méprisait que, de deux êtres, l’un fût l’aimé, et l’autre l’aimant, et lorsque les faibles aimées qu’elle menait à sa couche, en sortaient, fortes d’amour et prêtes à la quitter.
Par ces adieux suprêmes, son cœur devenait une force de la nature. Au-dessus du destin elle chantait à ses plus récentes aimées leurs épithalames; elle magnifiait leurs noces; elle exagérait leur époux proche, afin qu’elles fissent un effort sur elles-mêmes, pour lui comme à l’égard d’un Dieu, et qu’elles surmontassent la splendeur de l’époux.
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Encore une fois, Abelone, dans ces dernières années je t’ai sentie et je t’ai comprise de façon inespérée, après que longtemps je n’avais plus pensé à toi.
C’était à Venise, en automne, dans un de ces salons où des étrangers se rencontrent passagèrement autour d’une maîtresse de maison étrangère comme eux-mêmes. Ces gens sont debout, ici et là, avec leurs tasses de thé, et sont enchantés lorsqu’un voisin renseigné les tourne vite et discrètement vers la porte pour leur chuchoter un nom qui a un son vénitien. Ils s’attendent aux noms les plus extravagants, rien ne peut les surprendre; car si économes qu’ils soient d’ordinaire de leur existence, ils s’abandonnent dans cette ville avec nonchalance aux possibilités les plus exagérées. Dans leur vie courante ils confondent constamment l’extraordinaire avec ce qui est interdit, de sorte que l’attente du merveilleux qu’ils s’accordent à présent, apparaît dans leurs visages comme une expression grossière de licence déréglée. Ce qui ne leur arrive chez eux que momentanément, à l’occasion de concerts, ou lorsqu’ils sont seuls avec un roman, ils le laissent apparaître comme un état d’esprit légitime dans ces circonstances caressantes. De même que, de façon très inattendue, ne comprenant aucun danger, ils se laissent exciter par les aveux presque mortels de la musique, comme par des indiscrétions physiques, de même ils se livrent, sans le moins du monde surmonter l’existence de Venise, à la pâmoison facile et profitable des gondoles. Des époux qui ne sont plus jeunes, qui durant tout le voyage n’ont eu l’un pour l’autre que des répliques haineuses, s’accordent en silence; le mari se sent agréablement las de tous ses idéaux, tandis qu’elle se trouve jeune et fait aux indigènes paresseux un signe de tête encourageant, avec un sourire comme si elle avait des dents en sucre qui fondent constamment. Et si on l’écoute par hasard, on apprend qu’ils repartiront demain, ou après-demain, ou à la fin de la semaine.
J’étais donc là, au milieu d’eux, et me réjouissais de ne pas devoir partir. Bientôt il ferait froid. Cette Venise molle et opiacée de leurs préjugés et de leurs besoins disparaît avec ces étrangers somnolents, et, un matin, l’autre Venise est là, réelle, lucide, cassante comme du verre, nullement issue de rêves: Cette Venise voulue dans le néant sur des forêts coulées à fond, créée de force, et enfin parvenue à ce degré d’existence. Ce corps endurci, réduit au plus nécessaire, à travers lequel l’arsenal qui ne dort jamais chasse le sang de son travail; et l’esprit insinuant de ce corps qui sans cesse élargit son domaine, cet esprit plus fort que le parfum de pays aromatiques. L’État inventif qui échangeait le sel et le verre de sa pauvreté contre les trésors des peuples. Le beau contrepoids du monde qui, jusque dans ses ornements, est plein d’énergies latentes qui se ramifiaient toujours plus finement: Venise. La conscience que je connaissais cette ville s’emparait de moi, et, au milieu de ces gens qui voulaient se tromper, m’animait d’un tel besoin d’opposition que je levai les yeux pour en parler n’importe comment. Était-il possible qu’il n’y eût, dans ces salles, personne qui, involontairement, attendît d’être éclairé sur l’essence de ce milieu? Un jeune homme qui comprendrait aussitôt que ce qui était proposé là n’était pas une jouissance, mais un exemple de volonté, tel qu’on n’en pourrait trouver nulle part de plus exigeant et de plus sévère? J’allais et venais, ma vérité me faisait inquiet. Comme elle s’était emparée de moi parmi tant de monde, elle apportait avec elle le désir d’être exprimée, défendue, démontrée. La représentation grotesque se forma en moi que dans un instant j’allais réclamer le silence en frappant dans les mains, par haine contre ce malentendu délayé dans toutes leurs paroles.