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«Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout…»

Et encore: Est-il possible qu’on croie pouvoir posséder un Dieu sans l’user?

Oui, c’est possible.

Mais si tout cela est possible, si tout cela n’a même qu’un semblant de possibilité, mais alors il faudrait, pour l’amour de tout au monde, il faudrait que quelque chose arrivât. Le premier venu, celui qui a eu cette pensée inquiétante, doit commencer à faire quelque chose de ce qui a été négligé; si quelconque soit-il, si peu désigné, puisqu’il n’y en a pas d’autre. Ce Brigge, cet étranger, ce jeune homme insignifiant devra s’asseoir et, à son cinquième étage, devra écrire, écrire jour et nuit. Oui, il devra écrire, c’est ainsi que cela finira.

*

J’avais alors douze ans, ou tout au plus treize. Mon père m’avait emmené à Urnekloster. Je ne sais ce qui l’avait engagé à rendre visite à son beau-père. Depuis de longues années, depuis la mort de ma mère, les deux hommes ne s’étaient plus revus, et mon père lui-même n’avait jamais été dans le vieux château où le comte Brahe ne s’était retiré que sur le tard. Je n’ai plus jamais revu par la suite cette étrange demeure qui tomba en des mains étrangères lorsque mon grand-père mourut. Telle que je la retrouve dans mon souvenir au développement enfantin, ce n’est pas un bâtiment; elle est toute fondue et répartie en moi; ici une pièce, là une pièce, et ici un bout de couloir qui ne relie pas ces deux pièces, mais est conservé en soi, comme un fragment. C’est ainsi que tout est répandu en moi: les chambres, les escaliers, qui descendaient avec une lenteur si cérémonieuse, d’autres escaliers, cages étroites montant en spirale, dans l’obscurité desquelles on avançait comme le sang dans les veines; les chambres des tourelles, les balcons haut suspendus, les galeries inattendues où vous rejetait une petite porte; tout cela est encore en moi et ne cessera jamais d’y être. C’est comme si l’image de cette maison était tombée en moi de hauteurs infinies et s’était brisé sur mon tréfonds.

Il me semble que je n’ai bien conservé dans mon cœur que la salle où nous avions coutume de nous rassembler pour dîner, tous les soirs à sept heures. Je n’ai jamais vu cette pièce de jour, je ne me rappelle même pas si elle avait des fenêtres et où elles donnaient. Toutes les fois que la famille entrait, les chandelles brûlaient dans les lourds candélabres, et l’on oubliait après quelques minutes le jour et tout ce qu’on avait vu au dehors. Cette salle haute et, je suppose, voûtée, était plus forte que tout; sa hauteur qui s’enténébrait, ses angles qui n’avaient jamais été dépouillés de leur mystère, aspiraient peu à peu hors de vous toutes les images, sans leur substituer un équivalent précis. On était assis là, comme se résolvant; sans la moindre volonté, sans conscience, sans plaisir, sans défense. On était comme une place vide. Je me souviens que cet anéantissement commença par me causer un malaise, une sorte de mal de mer que je ne surmontai qu’en étendant la jambe jusqu’à ce que je touchasse du pied le genou de mon père qui était assis en face de moi. Ce n’est que plus tard que je fus frappé de ce qu’il semblait comprendre, ou tout au moins tolérer, ces manières singulières, bien que nous n’eussions que des rapports presque froids, qui ne rendaient pas une telle conduite explicable. C’était cependant ce contact léger qui me donnait la force de supporter ces longs repas. Puis, après une tension de quelques semaines pour les endurer, je m’étais, grâce à la faculté d’adaptation presque infinie des enfants, si bien habitué à l’étrangeté de ces réunions, qu’il ne me coûtait plus aucun effort de rester à table pendant deux heures; à présent, elles s’écoulaient même relativement vite parce que je m’occupais à observer les convives.

Mon grand-père les appelait: «la famille» et j’entendais aussi les autres se servir de ce qualificatif très arbitraire. Car bien que ces quatre personnes fussent liées par de lointaines parentés, elles ne formaient qu’un groupe assez disparate. L’oncle qui était assis à mon côté, était un homme vieux, dont le visage dur et brûlé portait quelques taches noires que j’appris être les suites de l’explosion d’une charge de poudre. De caractère maussade et aigri, il avait pris sa retraite comme commandant, et faisait à présent dans un recoin du château que je ne connaissais pas, des expériences d’alchimie. Il était de plus, entendis-je dire aux domestiques, en relations avec une prison d’où on lui envoyait, une ou deux fois par an, des cadavres avec lesquels il s’enfermait jour et nuit, qu’il découpait et apprêtait d’une manière mystérieuse, de telle sorte qu’ils résistaient à la putréfaction. En face de lui était la place de mademoiselle Mathilde Brahe. C’était une personne d’âge indéterminé, une cousine éloignée de ma mère, et l’on ne savait rien d’elle si ce n’est qu’elle entretenait une correspondance très régulière avec un spirite autrichien qui s’appelait le baron Nolde, et à qui elle était si entièrement soumise, qu’elle n’entreprenait rien sans s’assurer d’abord de son consentement et lui demander une sorte de bénédiction. Elle était alors exceptionnellement forte, d’une plénitude molle et paresseuse qui semblait avoir été déversée sans soin dans des vêtements lâches et clairs; ses mouvements étaient las et indécis et ses yeux coulaient continuellement. Cependant il y avait en elle quelque chose qui me rappelait ma mère si frêle et si svelte. Plus je la regardais, plus je retrouvais dans son visage les traits fins et légers dont je n’avais plus, depuis la mort de ma mère, pu me souvenir bien nettement; à présent seulement, depuis que je voyais quotidiennement Mathilde Brahe, je savais quel avait été le visage de la morte; peut-être même le savais-je pour la première fois. À présent seulement se composait en moi de cent et cent détails une image de la morte, cette image qui depuis m’accompagne partout. Plus tard il m’est apparu clairement que le visage de Mlle Brahe contenait réellement tous les détails qui déterminaient les traits de ma mère; mais – comme si un visage étranger s’était intercalé entre eux, – ils étaient rompus, faussés et rien ne les raccordait plus.

À côté de cette dame était assis le fils d’une cousine, un jeune garçon qui avait à peu près mon âge, mais qui était plus petit et plus délicat que moi. Son cou maigre et pâle sortait d’une collerette plissée et disparaissait sous un menton allongé. Ses lèvres étaient minces et étroitement fermées, ses narines tremblaient légèrement, et un seul de ses beaux yeux d’un brun sombre semblait mobile. Cet œil regardait parfois de mon côté, d’un air tranquille et attristé, cependant que l’autre restait toujours fixé sur le même point, comme s’il était vendu et n’entrait plus en considération.

En haut de la table était placé l’immense fauteuil qu’un domestique (dont c’était la seule fonction), avançait à mon grand-père, et dont le vieillard n’occupait qu’une petite partie. Il y avait des gens qui appelaient ce vieux monsieur sourd et autoritaire: «Excellence» ou «Monsieur le Maréchal de la Cour», d’autres lui donnaient le titre de général. Et sans doute possédait-il tous ces grades, mais il y avait si longtemps qu’il n’avait occupé de fonctions, que ces dénominations paraissaient à peine encore intelligibles. Il me semblait d’ailleurs qu’aucun nom précis ne pouvait adhérer à cette personnalité parfois si aiguë et cependant toujours de nouveau si vague. Je ne pouvais jamais me décider à l’appeler grand-père, bien qu’il se montrât assez souvent aimable à mon égard et m’appelât même quelquefois à lui, en essayant de donner une intonation enjouée à mon nom. D’ailleurs, toute la famille avait à l’égard du comte une conduite faite d’un mélange de respect et de crainte. Seul le jeune Erik vivait sur un certain pied de familiarité avec le vieux maître de la maison; son œil vivant avait parfois de rapides regards d’intelligence auxquels grand-père répondait tout aussi rapidement; on les voyait apparaître quelquefois par de longues après-dînées au fond des galeries profondes, et l’on pouvait observer comme ils longeaient les vieux portraits sombres, la main dans la main, sans parler, se comprenant apparemment d’une autre manière.