– Vous êtes violent, chambellan, et impoli. Que ne laissez-vous les gens aller à leurs affaires?
– Qui est cela? cria mon père.
– Quelqu’un qui a bien le droit d’être ici: Christine Brahe.
Il se fit alors le même silence singulièrement ténu, et de nouveau le verre trembla. Mais soudain, mon père s’arracha d’un brusque mouvement et se précipita dehors.
Toute la nuit je l’entendis arpenter sa chambre, car moi non plus je ne pouvais pas dormir. Vers le matin, subitement, je m’éveillai pourtant d’une sorte d’assoupissement, et, avec une terreur qui me paralysa jusqu’au cœur, je vis une chose blanche assise sur mon lit. Mon désespoir finit par me donner la force de cacher ma tête sous la couverture, et de peur et de détresse j’éclatai en larmes. Je sentis une fraîcheur et une clarté sur mes yeux qui pleuraient; je fermai les paupières sur mes larmes pour ne rien voir. Mais la voix, qui me parlait à présent de tout près, effleurait mon visage d’une tiédeur douçâtre, et je la reconnus: c’était la voix de Mlle Mathilde. Je me calmai aussitôt, mais continuai cependant à me faire consoler, même lorsque je fus tout à fait rassuré; je sentais sans doute que cette bonté était trop douillette, mais j’en jouissais néanmoins et je croyais l’avoir méritée en quelque façon. «Tante», dis-je enfin et j’essayais de rassembler dans son visage diffus les traits épars de ma mère:
– Tante, qui était cette dame?
– Hélas, répondit Mlle Brahe avec un soupir qui me sembla comique, une infortunée, mon enfant, une infortunée.
Le matin du même jour j’aperçus dans une chambre quelques domestiques occupés à faire des malles. Je pensai que nous partirions et cela me parut tout naturel. Peut-être était-ce aussi l’intention de mon père. Je n’ai jamais appris ce qui le décida à rester encore à Urnekloster après cette soirée. Mais nous ne partîmes pas. Nous restâmes encore huit ou neuf semaines dans cette maison, nous supportâmes le poids de ses étrangetés et nous revîmes encore trois fois Christine Brahe.
Je ne savais alors rien de son histoire. Je ne savais pas qu’elle était morte depuis bien longtemps, en ses deuxièmes couches, en donnant naissance à un petit garçon qui grandit à un destin douloureux et cruel, – je ne savais pas qu’elle était une morte. Mais mon père le savait. Avait-il voulu, lui qui alliait un tempérament passionné à un esprit clair et logique, se contraindre à supporter cette aventure en se ressaisissant et sans interroger? Je le vis – sans comprendre, – lutter contre lui-même, et je le vis enfin se dominer.
Ce fut le soir que nous vîmes Christine Brahe pour la dernière fois. Cette fois-ci, Mlle Mathilde, elle aussi, était venue à table; mais elle n’était pas comme d’habitude. De même que les premiers jours qui suivirent notre arrivée, elle parlait sans arrêt et sans suite, se troublant continuellement, et il y avait encore en elle une inquiétude physique qui l’obligeait à ajuster sans cesse quelque chose à ses cheveux ou à ses vêtements… jusqu’à ce qu’elle se levât subitement, avec un grand cri gémissant, et disparût.
Au même instant mes regards se tournèrent malgré moi vers certaine porte, et en effet: Christine Brahe entra. Mon voisin, le commandant, fit un mouvement violent et court qui se continua dans mon corps, mais il n’avait apparemment plus la force de se lever. Son visage, vieux, brun et taché, allait de l’un à l’autre, sa bouche était ouverte, et la langue se tordait derrière des dents gâtées; puis, soudain, ce visage avait disparu, et sa tête grise roula sur la table, et ses bras la recouvrirent comme des morceaux, et en dessous, quelque part, apparut une main flasque, tavelée, et tremblait.
Et alors Christine Brahe franchit la salle, pas à pas, lentement, comme une malade, dans un silence où ne résonnait qu’un seul son pareil à un gémissement de vieux chien. À gauche du grand cygne d’argent rempli de narcisses, se glissait le grand masque du vieux comte, grimaçant un sourire gris. Il leva sa coupe de vin vers mon père. Et je vis alors mon père, à l’instant précis où Christine Brahe passait derrière son siège, saisir à son tour sa coupe, et la soulever au-dessus de la table, de la largeur d’une main, comme un objet très lourd…
Et la même nuit, nous quittâmes Urnekloster.
*
Bibliothèque Nationale.
Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Quelquefois ils bougent entre les feuillets, comme des hommes qui dorment, et se retournent entre deux rêves. Ah! qu’il fait bon être parmi des hommes qui lisent. Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi? Vous pouvez aller à l’un et le frôler: il ne sentira rien. Vous pouvez heurter votre voisin en vous levant et si vous vous excusez, il fait un signe de tête du côté d’où vient votre voix, son visage se tourne vers vous et ne vous voit pas, et ses cheveux sont pareils aux cheveux d’un homme endormi. Que c’est bon! Et je suis assis et j’ai un poète. Quel destin! Ils sont peut-être trois cents dans cette salle, qui lisent à présent; mais il est impossible que chacun d’entre eux ait un poète. (Dieu sait ce qu’ils peuvent bien lire!) Il n’existe d’ailleurs pas trois cents poètes. Mais voyez mon destin: Moi, peut-être le plus misérable de ces liseurs, moi, un étranger, j’ai un poète. Bien que je sois pauvre. Bien que mon veston que je porte tous les jours commence à s’user par endroits; bien que mes chaussures ne soient pas irréprochables. Sans doute, mon col est propre, mon linge aussi, et je pourrais, tel que je suis, entrer dans n’importe quelle confiserie, au besoin sur les grands boulevards, et je pourrais sans crainte avancer la main vers une assiette de gâteaux et me servir. On n’en serait pas surpris, et nul ne songerait à me gronder et à me chasser, car c’est encore une main de bonne compagnie, une main qui est lavée quatre ou cinq fois par jour. Oui, il n’y a rien sous les ongles, l’index est sans encre, et les poignets surtout sont en parfait état. Or nul n’ignore que les pauvres gens ne se lavent jamais aussi haut. On peut tirer de leur propreté certaines conclusions. Et l’on conclut. Dans les magasins l’on conclut. Sans doute, il y a quelques individus, sur le boulevard Saint-Michel par exemple, ou dans la rue Racine, que mes poignets ne tromperont pas. Ils se moquent bien de mes poignets. Ils me regardent et ils savent. Ils savent qu’au fond je suis des leurs, que je ne fais que jouer un peu de comédie. N’est-ce pas carnaval? Et ils ne veulent pas me gâter le plaisir; ils grimacent un peu et clignent des yeux. Personne ne l’a vu. D’ailleurs ils me traitent comme un monsieur. Pour peu qu’il y ait quelqu’un près de nous, ils se montrent même empressés et font comme si je portais un manteau de fourrure, comme si ma voiture me suivait.
Quelquefois je leur donne deux sous, en tremblant qu’ils ne les refusent; mais ils les acceptent. Et tout serait dans l’ordre s’ils n’avaient pas de nouveau un peu ricané et cligné de l’œil. Qui sont ces gens? Que me veulent-ils? M’attendent-ils? Comment me reconnaissent-ils? Il est vrai que ma barbe a l’air un peu négligée et rappelle un peu, un tout petit peu, leurs vieilles barbes malades et passées qui m’ont toujours surpris. Mais n’ai-je pas le droit de négliger ma barbe? C’est le cas de beaucoup d’hommes occupés, et l’on ne s’avise pas pour cela de les compter parmi les épaves de la société. Car il est évident que ceux-là forment le rebut et que ce ne sont pas de simples mendiants. Non, au fond, ce ne sont pas des mendiants, il faut distinguer. Ce sont des déchets, des pelures d’hommes que le destin a crachées. Humides encore de la salive du destin, ils collent à un mur, à une lanterne, à une colonne d’affichage, ou bien ils coulent lentement au fil de la rue en laissant une trace sombre et sale. Que diable voulait de moi cette vieille qui, avec son tiroir de table de nuit, où roulaient quelques boutons et quelques aiguilles, avait surgi de je ne sais quel trou? Pourquoi marchait-elle toujours à mon côté et m’observait-elle? Comme si elle essayait de me reconnaître, avec ses yeux chassieux, ses yeux où un malade semblait avoir craché des glaires verdâtres dans des paupières sanglantes. Et pourquoi cette petite femme grise resta-t-elle debout à côté de moi, pendant tout un quart d’heure, devant une vitrine, en faisant glisser un long et vieux crayon hors de ses vilaines mains fermées? Je faisais semblant de regarder l’étalage dont je ne voyais rien. Mais elle savait que je l’avais vue, elle savait que j’étais arrêté et que je me demandais ce qu’elle faisait. Car je comprenais bien qu’il ne pouvait s’agir du crayon. Je sentais que c’était un signe, un signe pour les initiés, un signe que les épaves connaissent. Je devinais qu’elle voulait me dire d’aller quelque part ou de faire quelque chose. Et le plus étrange était que je ne pouvais perdre le sentiment qu’il y avait réellement certaines conventions auxquelles appartenait ce signe et que cette scène était au fond quelque chose à quoi j’aurais dû m’attendre.