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– Vous dormez bien, monsieur?

– Non, mal.

Après quoi il se précipita de nouveau vers le groupe de la fenêtre. On y discuta encore pendant un moment, puis le médecin se tourna vers moi et me dit qu’on me rappellerait. Je lui fis observer que j’avais été convoqué pour une heure. Il sourit et eut quelques mouvements rapides et sautillants de ses petites mains blanches qui voulaient sans doute dire qu’il était très occupé. Je retournai donc dans mon couloir où l’air était devenu beaucoup plus pesant et je recommençai à aller et à venir, bien que je me sentisse mortellement las. L’odeur humide et renfermée finit par me donner le vertige, je m’arrêtai à la porte d’entrée et l’entr’ouvris. Je vis que dehors, c’était encore l’après-midi et qu’il faisait du soleiclass="underline" cela me ranima d’une façon inexprimable. Mais j’étais là depuis une minute à peine, lorsque je m’entendis interpeller. Une femme, assise à deux pas de moi, auprès d’une petite table, m’adressa la parole d’une voix sifflante: Qui m’avait dit d’ouvrir la porte? me demandait-elle. Je répondis que je ne pouvais supporter l’atmosphère de la salle. Cela ne regardait que moi, mais la porte devait rester fermée. N’était-il donc pas possible d’ouvrir une fenêtre? Non, c’était interdit. Je décidai de recommencer à aller et venir, parce que c’était une manière de m’étourdir et que cela ne pouvait gêner personne. Mais cela aussi déplaisait maintenant à la femme assise auprès de la petite table: N’avais-je donc pas de place? Non, je n’en avais pas. Mais il s’en trouverait bien quelqu’une. La femme avait raison. Il se trouva en effet aussitôt une place à côté de la fillette aux yeux désorbités. À présent, j’étais assis, avec le sentiment que cet état devait certainement préparer à de terribles choses. À ma gauche était la fillette aux gencives pourries; je ne pus distinguer qu’au bout d’un instant ce qui était à ma droite. C’était une masse énorme, incapable de se mouvoir, qui avait un visage et une main grande, lourde et immobile. Le côté du visage que je voyais était vide, sans traits ni souvenirs, et on éprouvait de l’inquiétude à voir que les vêtements étaient semblables à ceux d’un cadavre qu’on aurait habillé pour le mettre en bière. L’étroite cravate noire était nouée de la même manière lâche, impersonnelle autour du col et l’on voyait que la veste avait été mise par quelqu’un d’autre à ce corps sans volonté. On avait posé la main sur ce pantalon, là, exactement où elle était, et les cheveux même étaient peignés comme par des veilleuses de morts, ordonnés avec raideur comme le poil d’une bête empaillée. J’observai tout cela avec attention et je me pris à songer que là était donc la place qui m’était destinée, car je croyais être enfin arrivé à l’endroit de ma vie où je pourrais rester. Oui, le destin suit des voies bien singulières.

Soudain s’élevèrent non loin de moi les cris effrayés – comme de quelqu’un qui se débat – d’un enfant, auxquels succéda un sanglot léger et soutenu. Tandis que je m’efforçais de deviner d’où ce bruit avait pu venir, un petit cri étouffé se perdit en un tremblement et j’entendis des voix qui questionnaient, une voix plus basse qui ordonnait, et puis une machine indifférente se mit à ronfler et ne se souciait plus de rien. Je me rappelai alors ce demi-mur et je compris que tous ces bruits venaient d’au delà des portes, et qu’on y travaillait à présent. En effet, de temps en temps, apparaissait l’infirmier au tablier taché, et faisait signe. Je ne pensais même plus que ce pût être pour moi. Était-ce pour moi? Non. Deux hommes étaient là avec un fauteuil à roulettes. Ils y déposèrent la masse, et je vis à présent que c’était un vieux paralytique qui avait encore un autre côté, plus petit, usé par la vie, avec un œil ouvert, trouble et triste. Ils le poussèrent de l’autre côté, et il y eut auprès de moi une large place. Cependant j’étais toujours assis et je me demandais ce qu’ils avaient l’intention de faire à la fillette idiote et si elle aussi crierait. Là derrière, les machines ronflaient avec un bruit d’usine si régulier qu’il n’avait plus rien d’inquiétant.

Mais subitement tout se tut et, dans le silence, une voix prétentieuse et vaniteuse que je croyais connaître dit:

– Riez!

Un silence.

– Riez! Mais riez, riez!

Je riais déjà. On ne pouvait s’expliquer pourquoi cet homme-là, de l’autre côté, ne voulait pas rire. Une machine ronfla, mais se tut aussitôt. On échangea des paroles, puis la même voix énergique s’éleva et ordonna:

– Dites-nous le mot: Avant.

Et l’épelant:

A-v-a-n-t.

Silence.

– On n’entend rien. Encore une fois…

Et alors, lorsque j’entendis balbutier si mollement, alors, pour la première fois depuis de longues, longues années, ce fut de nouveau là. Cela, qui m’avait inspiré ma première et profonde frayeur, lorsque, tout enfant, la fièvre m’avait tenu: la grande chose. Oui, c’est ainsi que je l’avais toujours appelée, lorsque tous étaient debout autour de mon lit et tâtaient mon pouls et me demandaient ce qui m’avait effrayé: la grande chose. Et quand ils cherchaient le docteur et qu’il était là, je le priais de faire seulement que la grande chose s’en allât, cela et rien de plus. Mais il était comme les autres. Il ne pouvait pas l’enlever, bien que je fusse alors si petit et qu’il eût été facile de m’aider. Et voici qu’elle était de nouveau là. Par la suite, elle avait disparu, elle n’était même pas revenue par les nuits de fièvre, mais voici qu’elle était là, bien que je n’eusse pas de fièvre. Voici qu’elle était là. Elle grandissait en jaillissant de moi comme une tumeur, comme une seconde tête, comme une partie de moi-même, et qui cependant ne pouvait pas m’appartenir puisqu’elle était si grande. Elle était là comme une grande bête morte qui aurait été autrefois, lorsqu’elle vivait encore, ma main ou mon bras. Et mon sang me traversait et la traversait comme un seul et même corps. Et mon cœur devait battre plus fort pour chasser le sang jusqu’à elle: il n’y avait presque pas assez de sang. Et le sang la pénétrait malaisément et revenait malade et mauvais. Mais elle gonflait et croissait devant mon visage comme une bosse chaude et bleuâtre, elle dépassait ma bouche, et déjà mon dernier œil disparaissait dans son ombre.

Je ne me rappelle plus combien de cours j’ai traversées pour sortir. C’était le soir et je m’égarai dans ce quartier inconnu, et je suivis des boulevards avec des murs sans fin dans une direction, et, lorsqu’il n’y avait décidément pas de fin, je retournai dans la direction opposée jusqu’à une place, n’importe laquelle. Là je commençai à suivre une rue, et d’autres rues venaient que je n’avais jamais vues, et d’autres encore. Des trams électriques arrivaient parfois, très vite et trop clairs, passaient et s’éloignaient avec leur sonnerie dure et frappée. Mais les écriteaux portaient des noms que je ne connaissais pas. Je ne savais pas dans quelle ville je me trouvais, si j’avais ici quelque part un logis, ni ce que je devais faire pour ne pas marcher toujours.

*

Et voici encore cette maladie dont l’atteinte m’a toujours été si étrange. Je suis certain qu’on ne sent pas à quel point elle est dangereuse. De même qu’on s’exagère l’importance d’autres maladies. Cette maladie n’a pas de particularités déterminées, elle prend les particularités de ceux qu’elle attaque. Avec une sûreté de somnambule elle puise en chacun son danger le plus profond, qui semblait passé, et le pose à nouveau devant lui, tout près, dans l’heure imminente. Des hommes qui, comme collégiens, avaient une fois essayé ce vice plein de détresse dont les familiers déçus sont ces pauvres et dures mains de gamins, se surprennent de nouveau, tentés par lui, ou bien c’est une autre maladie, surmontée jadis, qui reprend en eux; ou bien une habitude perdue est de nouveau là, une certaine façon hésitante de tourner la tête qui leur était propre voici des années. Et avec ce qui revient s’élève tout un tissu confus de souvenirs égarés qui s’y accroche, comme des algues mouillées à un objet englouti par les eaux. Des vies dont on n’aurait jamais rien appris, viennent à la surface, et se mêlent à ce qui a réellement été, et repoussent un passé que l’on croyait connaître: car ce qui remonte ainsi est plein d’une force reposée et neuve, mais ce qui toujours était là, est fatigué d’avoir été trop souvent évoqué.