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Dans les sanatoriums, où l’on meurt si volontiers et avec tant de reconnaissance pour les médecins et les infirmières, on meurt habituellement d’une des morts qui sont attachées à la maison; c’est très bien considéré. Quand on meurt chez soi, il est naturel qu’on choisisse cette mort polie de la bonne société par laquelle on inaugure déjà en quelque sorte un enterrement de première classe et toute la suite de ses admirables traditions. Les pauvres s’arrêtent alors devant ces maisons et se rassasient de ces spectacles. Leur mort à eux est, bien entendu, banale, sans le moindre embarras. Ils sont heureux d’en trouver une qui leur aille à peu près. Elle peut être trop large: on grandit toujours encore un peu. Ce n’est que lorsqu’elle ne se ferme pas sur la poitrine ou qu’elle vous étrangle, qu’on a de la peine.

*

Quand je repense à chez nous (où il n’y a plus personne à présent), il me semble toujours qu’il a dû en être autrement, jadis. Jadis, l’on savait – ou peut-être s’en doutait-on seulement, – que l’on contenait sa mort comme le fruit, son noyau. Les enfants en avaient une petite, les adultes, une grande, les femmes la portaient dans leur sein, les hommes dans leur poitrine. On l’avait bien, sa mort, et cette conscience vous donnait une dignité singulière, une silencieuse fierté.

Mon grand-père encore, le vieux chambellan Brigge, portait – cela se voyait, – sa mort en lui. Et quelle mort! Longue de deux mois et si éclatante, qu’on l’entendait jusque dans la métairie.

La vieille et longue maison de maître était trop petite pour contenir cette mort; il semblait qu’on dût y ajouter des ailes, car le corps du chambellan grandissait de plus en plus; il voulait être porté sans cesse d’une pièce à l’autre, et éclatait en des colères terribles lorsqu’il n’y avait plus de salle où le porter, et que le jour ne touchait pas encore à sa fin. Alors il fallait, avec toute la suite de domestiques, de femmes de chambre et de chiens qu’il avait toujours autour de lui, le porter en haut de l’escalier, et, en laissant le pas à l’intendant, on envahissait la chambre mortuaire de sa très sainte mère, conservée exactement dans l’état en lequel la morte l’avait, depuis vingt-trois ans, quittée, et où personne n’avait jamais pénétré.

Mais toute la meute à présent y faisait irruption. On tirait les rideaux, et la lumière robuste d’une après-midi d’été examinait tous ces objets timides et effarouchés, et tournait maladroitement dans les glaces brusquement rouvertes. Et les gens n’en prenaient pas moins à leur aise. Il y avait des soubrettes qui, à force de curiosité, ne savaient plus où s’attardaient leurs mains, de jeunes domestiques qui ouvraient de grands yeux sur tout, et d’autres, plus vieux, qui allaient et venaient, et essayaient de se rappeler ce qu’on leur avait raconté de cette chambre close, où ils avaient enfin aujourd’hui le bonheur de pénétrer.

Mais c’est aux chiens surtout que le séjour dans une chambre, où tous les objets portaient une odeur, semblait singulièrement attachant. Les grands et minces lévriers russes circulaient d’un air très absorbé derrière les fauteuils, traversaient la pièce d’un pas de danse allongé, avec une légère ondulation, se dressaient comme des chiens héraldiques, et, leurs pattes fines posées sur l’accoudoir d’une blancheur dorée, le front tiré et le museau attentif, regardaient à gauche et à droite dans la cour. De petits bassets couleur de gants jaunes, l’air indifférent comme si tout était normal, étaient assis dans le large fauteuil de soie auprès de la fenêtre, et un chien d’arrêt rubican, à l’air grondeur, en se frottant le dos à l’arête d’un guéridon aux pieds dorés, faisait trembler des tasses de Sèvres sur la table peinte.

Oui, ce fut une époque terrible pour ces objets distraits et somnolents. Il arrivait que des pétales de rose, qui s’étaient échappés d’un vol incertain, avec une hâte maladroite, fussent piétinés; on empoignait de petits, de faibles objets, qu’on replaçait vite parce qu’ils se brisaient aussitôt; on en cachait d’autres, abîmés, sous les rideaux, ou encore derrière le treillis doré du pare-étincelles. Et de temps à autre quelque chose tombait d’une chute étouffée par le tapis, tombait avec un bruit clair sur le parquet dur, éclatait, se brisait ici et là, ou se rompait presque sans bruit, car ces objets, gâtés comme ils l’étaient, ne supportaient aucune chute.

Et si quelqu’un s’était avisé de demander quelle était la cause de tout cela, et qui avait appelé sur cette chambre, longtemps surveillée avec inquiétude, tout l’effroi de la destruction, il n’y aurait eu à cette question qu’une réponse: la Mort.

La mort du chambellan Christoph Detlev Brigge à Ulsgaard. Car il était étendu, débordant largement de son uniforme bleu foncé, sur le plancher, au milieu de la chambre, et ne bougeait plus. Dans son grand visage étranger que personne ne reconnaissait, les yeux s’étaient fermés; il ne voyait plus ce qui arrivait. On avait d’abord essayé de l’étendre sur le lit, mais il s’en était défendu, car il détestait les lits depuis ces premières nuits où son mal avait grandi. Le lit d’ailleurs s’était montré trop court, et il n’était pas resté d’autre ressource que de le coucher ainsi sur le tapis; car il n’avait plus voulu redescendre.

Et voici qu’il était étendu, et qu’on pouvait croire qu’il était mort. Comme il commençait à faire nuit, les chiens s’étaient, l’un après l’autre, retirés par la porte entre-baillée; seul le rubican à la tête maussade était assis auprès de son maître, et l’une de ses larges pattes de devant, au poil touffu, était posée sur la grande main grise de Christoph Detlev. Les domestiques, pour la plupart, étaient dehors, dans le couloir blanc qui était plus clair que la chambre; mais ceux qui étaient restés à l’intérieur, regardaient parfois à la dérobée vers ce grand tas sombre, au milieu de la chambre, et désiraient qu’il ne fût plus qu’un grand vêtement sur une chose corrompue.

Mais il restait autre chose. Il y restait une voix, cette voix que sept semaines auparavant personne ne connaissait encore; car ce n’était pas la voix du chambellan. Ce n’était pas à Christoph Detlev qu’appartenait cette voix, mais à la mort de Christoph Detlev.

La mort de Christoph Detlev vivait à présent à Ulsgaard, depuis déjà de longs, de très longs jours, et parlait à tous, et demandait. Demandait à être portée, demandait la chambre bleue, demandait le petit salon, demandait la grande salle. Demandait les chiens, demandait qu’on rît, qu’on parlât, qu’on jouât, qu’on se tût, et tout à la fois. Demandait à voir des amis, des femmes et des morts, et demandait à mourir elle-même: demandait. Demandait et criait.

Car, lorsque la nuit était venue et que, fatigués, ceux des domestiques qui ne devaient pas veiller, essayaient de s’endormir, alors s’élevait le cri de la mort de Christoph Detlev; il criait et gémissait, il hurlait si longtemps et si continûment que les chiens, qui d’abord avaient hurlé avec lui, finissaient par se taire et n’osaient plus se coucher, et, debout sur leurs hautes et fines pattes tremblantes, avaient peur. Et, lorsqu’au village ils entendaient, par cette nuit d’été danoise, par cette pure et immense nuit d’argent, que cette mort hurlait, ils se levaient comme par un orage, s’habillaient et, sans mot dire, restaient assis autour de la lampe, jusqu’au bout. Et l’on reléguait dans les chambres les plus reculées, et dans les alcôves les plus profondes, les femmes qui étaient près d’accoucher; mais elles l’entendaient, elles l’entendaient quand même, comme si elle eût crié dans leur propre corps, et elles suppliaient qu’on les laissât aussi se lever, et elles arrivaient, volumineuses et blanches, et s’asseyaient parmi les autres, avec leurs visages aux traits effacés. Et les vaches qui vêlaient en ce temps, étaient impuissantes et misérables, et l’on dut arracher à l’une le fruit mort avec toutes les entrailles, lorsqu’il ne voulut pas venir. Et tous accomplissaient mal leur besogne, et oubliaient de ramener le foin parce qu’ils passaient le jour à avoir peur de la nuit et que, à force de veiller et de se lever en sursaut, ils étaient si fatigués qu’ils ne pouvaient plus se souvenir de rien. Et lorsque le dimanche ils allaient à l’église blanche et calme, ils demandaient dans leurs prières qu’il n’y eût plus de Seigneur à Ulsgaard: car celui-ci était un Seigneur terrible. Et ce que tous pensaient et priaient, le pasteur le disait à pleine voix du haut de la chaire, car lui aussi n’avait plus de nuits et ne comprenait plus Dieu. Et la cloche le répétait, car elle avait trouvé une terrible rivale, qui résonnait toute la nuit et contre laquelle, quand elle sonnait même de tout son métal, elle ne pouvait rien. Oui, tous le disaient, et parmi les jeunes gens il y en avait un qui avait tué le Maître d’un coup de sa fourche, et l’on était si révolté, si remué, que tous écoutèrent lorsqu’il raconta son rêve et, sans même s’en douter, tous le regardèrent pour voir s’il était vraiment capable d’un tel exploit. C’est ainsi que l’on sentait et que l’on parlait dans toute la région où, quelques semaines plus tôt, on avait encore aimé et plaint le chambellan. Mais bien qu’on parlât ainsi, rien ne changeait. La mort de Christoph Detlev qui habitait Ulsgaard ne se laissait pas presser. Elle était venue pour dix semaines et elle resta les dix semaines bien comptées. Et pendant ce temps elle était la maîtresse, plus que Christoph Detlev n’avait jamais été le maître; elle était pareille à une reine qu’on appelle la Terrible, plus tard et toujours.