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Elle nourrit un faucon. Vois son vêtement somptueux! L’oiseau est sur sa main gantée, et bouge. Elle le regarde et en même temps pour lui tendre quelque chose, plonge la main dans une coupe que la domestique lui apporte. À droite, en bas, sur sa traîne, se tient un petit chien, au poil soyeux, qui lève la tête et espère qu’on se souviendra de lui. Et, – as-tu vu? – une roseraie basse enclôt l’île par derrière. Les animaux se dressent avec un orgueil héraldique. Les armes de leur maîtresse se répètent sur leurs mantelets qu’une belle agrafe retient. Et flottent.

Ne s’approche-t-on pas malgré soi plus silencieusement de l’autre tapisserie, dès qu’on a vu combien la femme est plus profondément absorbée en elle-même? Elle tresse une couronne, une petite couronne ronde de fleurs. Pensive elle choisit la couleur du prochain œillet, dans le bassin plat que lui tend la servante, et tout en nouant le précédent. Derrière elle, sur un banc, il y a un panier de roses qu’un singe a découvert. Mais il est inutile: cette fois c’est des œillets qu’il fallait. Le lion ne prend plus part; mais à droite la licorne comprend.

Ne fallait-il pas qu’il y eût de la musique dans ce silence? N’était-elle pas déjà secrètement présente? Gravement et silencieusement ornée, la femme s’est avancée – avec quelle lenteur, n’est-ce pas? – vers l’orgue portatif et elle en joue, debout. Les tuyaux la séparent de la domestique qui, de l’autre côté de l’instrument, actionne les soufflets. Je ne l’ai jamais vue si belle. Étrange est sa chevelure: réunie sur le devant en deux tresses qui sont nouées au-dessus de la tête et s’échappent du nœud comme un court panache. Contrarié, le lion supporte les sons, malaisément, en contenant son envie de hurler. Mais la licorne est belle, comme agitée par des vagues.

L’île s’élargit. Une tente est dressée. De damas bleu et flammée d’or. Les bêtes l’ouvrent et, presque simple dans son vêtement princier, elle s’avance. Car que sont ses perles auprès d’elle-même? La suivante a ouvert un petit étui, et à présent elle en tire une chaîne, un lourd et merveilleux bijou qui était toujours enfermé. Le petit chien est assis près d’elle, surélevé, à une place qu’on lui a ménagée, et le regarde. Et as-tu découvert le verset en haut de la tente? Tu peux y lire: «À mon seul désir».

Qu’est-il arrivé? Pourquoi le petit lapin saute-t-il là en bas, pourquoi voit-on immédiatement qu’il saute? Tout est si troublé. Le lion n’a rien à faire. Elle-même tient la bannière, ou s’y cramponne-t-elle? De l’autre main elle touche la corne de la licorne. Est-ce un deuil? Le deuil peut-il rester ainsi debout? Et une robe de deuil peut-elle être aussi muette que ce velours noir-vert et par endroits fané?

Mais une fête vient encore; personne n’y est invité. L’attente n’y joue aucun rôle. Tout est là. Tout pour toujours. Le lion se retourne, presque menaçant: personne n’a le droit de venir. Nous ne l’avons jamais vue lasse; est-elle lasse? Ou ne s’est-elle reposée que parce qu’elle tient un objet lourd? On dirait un ostensoir. Mais elle ploie son autre bras vers la licorne et l’animal se cabre, flatté, et monte, et s’appuie sur son giron. C’est un miroir qu’elle tient. Vois-tu: elle montre son image à la licorne…

Abelone, je m’imagine que tu es là. Comprends-tu, Abelone? Je pense que tu dois comprendre.

*

Et voici que les tapisseries de la dame à la licorne ont, elles aussi, quitté le vieux château de Boussac. Le temps est venu où tout s’en va des maisons, et elles ne peuvent plus rien conserver. Le danger est devenu plus sûr que la sécurité même. Plus personne de la lignée des Délie Viste ne marche à côté de vous et ne porte sa race dans le sang. Tous ont vécu. Personne ne prononce ton nom, Pierre d’Aubusson, grand-maître parmi les grands d’une maison très ancienne, par la volonté de qui, peut-être, furent tissées ces images qui tout ce qu’elles montrent, le célèbrent, mais ne le livrent pas. (Ah, pourquoi donc les poètes se sont-ils exprimés autrement sur les femmes, plus littéralement, croyaient-ils? Il est bien certain que nous n’aurions dû savoir que ceci.) Et voilà que le hasard, parmi des passants de hasard, nous conduit ici, et nous nous effrayons presque de n’être pas des invités. Mais il y a là d’autres passants encore, du reste peu nombreux. C’est à peine si les jeunes gens s’y arrêtent, à moins que par hasard leurs études les obligent à avoir vu ces choses, une fois, pour tel ou tel détail.

Cependant on y rencontre parfois des jeunes filles. Car il y a dans les musées beaucoup de jeunes filles qui ont quitté, ici ou là, des maisons qui ne contenaient plus rien. Elles se trouvent devant ces tapisseries et s’y oublient un peu de temps. Elles ont toujours senti que cela a dû exister quelque part: une telle vie adoucie en gestes lents que personne n’a jamais complètement éclaircis; et elles se rappellent obscurément qu’elles crurent même pendant quelque temps que telle serait leur vie. Mais aussitôt elles ouvrent un cahier tiré de quelque part et commencent à dessiner n’importe quoi: une fleur des tapisseries ou quelque petite bête toute réjouie. Peu importe ce que c’est, leur a-t-on dit. Et en effet, qu’à cela ne tienne! L’essentiel c’est qu’on dessine; car c’est pour cela qu’elles sont parties un jour de chez elles, de vive force. Elles sont de bonne famille. Mais lorsqu’elles lèvent les bras pour dessiner, il apparaît que leur robe n’est pas boutonnée sur le dos, ou du moins ne l’est pas entièrement. Il y a là quelques boutons qu’on n’a pu atteindre. Car lorsque cette robe avait été faite on n’avait pas encore pensé qu’on dût ainsi s’en aller subitement, toute seule. Dans les familles, il y a toujours quelqu’un pour fermer des boutons. Mais ici, mon Dieu, qui pourrait se soucier de cela dans une ville aussi grande? À moins peut-être que l’on ait une amie; mais les amies sont dans la même situation, et l’on finirait alors quand même par se boutonner ses vêtements les unes aux autres. Or cela, n’est-ce pas? serait ridicule et vous ferait penser à la famille qu’on ne veut pas se rappeler.

Il est cependant inévitable qu’on se demande parfois tout en dessinant s’il n’eût pas été possible qu’on restât chez soi. Si l’on avait pu être pieuse, franchement pieuse, en se conformant à l’allure des autres. Mais il semblait si absurde de tenter d’être cela en commun. La route, je ne sais comment, s’est rétrécie: les familles ne peuvent plus aller à Dieu. Il ne reste donc que quelques autres domaines que l’on pouvait au besoin se partager. Mais pour peu qu’on le fît honnêtement, il restait si peu pour chacun séparément que c’en était honteux. Et si l’on essayait de tromper les autres, cela finissait par des disputes. Non, vraiment, mieux vaut dessiner n’importe quoi. Avec le temps, la ressemblance apparaîtra d’elle-même. Et l’art, quand on l’acquiert ainsi, peu à peu, est somme toute, un bien très enviable.

Et tandis qu’elles ont l’attention tout occupée par leur travail, ces jeunes filles ne songent plus à lever les yeux. Et elles ne s’aperçoivent pas que, malgré tout leur effort de dessiner, elles ne font cependant qu’étouffer en elles la vie immuable qui est ouverte devant elles dans les images tissées, rayonnante et ineffable. Elles ne veulent pas le croire. À présent que tant de choses se transforment, elles veulent changer, elles aussi. Elles ne sont pas éloignées de faire l’abandon d’elles-mêmes, et de penser de soi, à peu près comme les hommes parlent d’elles lorsqu’elles ne sont pas présentes. Et cela leur semble un progrès. Elles sont déjà presque convaincues que l’on cherche une jouissance, et puis une autre, et puis une autre, plus forte encore; que la vie consiste en cela, si l’on ne veut pas stupidement la perdre. Elles ont déjà commencé à se retourner, à chercher. Elles, dont la force avait consisté jusque-là en ceci: qu’on devait les trouver.