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Mais tous mes vers sont nés autrement; donc ce ne sont pas des vers. Et combien je me trompais lorsque j’écrivais mon drame! Étais-je un imitateur ou un fou d’avoir eu besoin d’un tiers pour raconter le sort de deux hommes qui se rendaient la vie dure? Avec quelle facilité je suis tombé dans le piège! Et j’aurais cependant dû savoir que ce tiers qui traverse toutes les vies et les littératures, ce fantôme d’un tiers qui n’a jamais existé, n’a pas de sens et qu’on doit le nier. Il est un des prétextes de la nature qui s’efforce toujours de détourner l’attention des hommes, de ses mystères les plus profonds. Il est le paravent derrière lequel se déroule un drame. Il est le vain bruit à l’entrée du silence d’un vrai conflit. On dirait en vérité que tous jusqu’ici ont jugé trop difficile de parler de ces deux dont seulement il s’agit. Le tiers, qui précisément, parce qu’il est si peu réel, reste la partie facile du problème, tous ont su le camper; dès le commencement de leurs drames, on sent l’impatience d’en arriver à lui; à peine peuvent-ils l’attendre. Dès qu’il est là tout va bien.

Mais quel ennui lorsqu’il se met en retard! Rien ne peut arriver sans lui, tout s’arrête, se ralentit, attend. Oui, mais qu’arriverait-il si l’on voulait prolonger cette pause? Voyons donc, monsieur le Dramaturge, et toi, public qui connais la vie, qu’arriverait-il s’ils étaient portés disparus: ce viveur populaire ou ce jeune homme prétentieux qui ouvre tous les mariages comme un passe-partout? Qu’arriverait-il si par exemple le diable l’avait emporté? Supposons-le un instant. On s’aperçoit tout à coup que les théâtres se vident d’étrange façon; on les mure comme des trous dangereux, les mites seules titubent dans un vide que plus rien n’étaye. Les dramaturges ne jouissent plus de leurs quartiers entiers de villes. Toutes les agences d’affaires et de police cherchent pour eux dans les parties les plus reculées du monde le tiers irremplaçable qui était l’action même.

Et cependant ils vivent parmi les hommes – je ne veux pas parler de ces «tiers» – mais les deux autres sur qui tant de choses seraient à dire, sur qui l’on n’a encore rien dit, bien qu’ils souffrent et agissent et ne sachent comment s’aider.

C’est ridicule. Je suis assis dans ma petite chambre, moi, Brigge, âgé de vingt-huit ans, et qui ne suis connu de personne. Je suis assis ici et ne suis rien. Et cependant ce néant se met à penser et, à son cinquième étage, par cette grise après-midi parisienne, pense ceci:

Est-il possible, pense-t-il, qu’on n’ait encore rien vu, reconnu et dit de vivant? Est-il possible qu’on ait eu des millénaires pour observer, réfléchir et écrire, et qu’on ait laissé passer ces millénaires comme une récréation pendant laquelle on mange sa tartine et une pomme?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que, malgré inventions et progrès, malgré la culture, la religion et la connaissance de l’univers, l’on soit resté à la surface de la vie? Est-il possible que l’on ait même recouvert cette surface – qui après tout eût encore été quelque chose – qu’on l’ait recouverte d’une étoffe indiciblement ennuyeuse, qui la fait ressembler à des meubles de salon pendant les vacances d’été?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que toute l’histoire de l’univers ait été mal comprise? Est-il possible que l’image du passé soit fausse, parce qu’on a toujours parlé de ses foules comme si l’on ne racontait jamais que des réunions d’hommes, au lieu de parler de celui autour de qui ils s’assemblaient, parce qu’il était étranger et mourant.

Oui, c’est possible.

Est-il possible que nous croyions devoir rattraper ce qui est arrivé avant que nous soyons nés? Est-il possible qu’il faille rappeler à tous, l’un après l’autre, qu’ils sont nés des anciens, qu’ils contiennent par conséquent ce passé, et qu’ils n’ont rien à apprendre d’autres hommes qui prétendent posséder une connaissance meilleure ou différente?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que tous ces gens connaissent parfaitement un passé qui n’a jamais existé? Est-il possible que toutes les réalités ne soient rien pour eux; que leur vie se déroule et ne soit attachée à rien, comme une montre oubliée dans une chambre vide?

Oui, c’est possible.

Est-il possible que l’on ne sache rien de toutes les jeunes filles qui vivent cependant? Est-il possible que l’on dise: «les femmes», «les enfants», «les garçons» et qu’on ne se doute pas, que, malgré toute sa culture, l’on ne se doute pas que ces mots, depuis longtemps, n’ont plus de pluriel, mais n’ont qu’infiniment de singuliers.

Oui, c’est possible.

Est-il possible qu’il y ait des gens qui disent: «Dieu» et pensent que ce soit là un être qui leur est commun. Vois ces deux écoliers: l’un s’achète un couteau de poche, et son voisin, le même jour, s’en achète un identique. Et après une semaine ils se montrent leurs couteaux et il apparaît qu’il n’y a plus entre les deux qu’une lointaine ressemblance, tant a été différent le sort des deux couteaux dans les mains différentes.

«Oui, dit la mère de l’un, s’il faut que vous usiez toujours tout…»

Et encore: Est-il possible qu’on croie pouvoir posséder un Dieu sans l’user?

Oui, c’est possible.

Mais si tout cela est possible, si tout cela n’a même qu’un semblant de possibilité, mais alors il faudrait, pour l’amour de tout au monde, il faudrait que quelque chose arrivât. Le premier venu, celui qui a eu cette pensée inquiétante, doit commencer à faire quelque chose de ce qui a été négligé; si quelconque soit-il, si peu désigné, puisqu’il n’y en a pas d’autre. Ce Brigge, cet étranger, ce jeune homme insignifiant devra s’asseoir et, à son cinquième étage, devra écrire, écrire jour et nuit. Oui, il devra écrire, c’est ainsi que cela finira.

*

J’avais alors douze ans, ou tout au plus treize. Mon père m’avait emmené à Urnekloster. Je ne sais ce qui l’avait engagé à rendre visite à son beau-père. Depuis de longues années, depuis la mort de ma mère, les deux hommes ne s’étaient plus revus, et mon père lui-même n’avait jamais été dans le vieux château où le comte Brahe ne s’était retiré que sur le tard. Je n’ai plus jamais revu par la suite cette étrange demeure qui tomba en des mains étrangères lorsque mon grand-père mourut. Telle que je la retrouve dans mon souvenir au développement enfantin, ce n’est pas un bâtiment; elle est toute fondue et répartie en moi; ici une pièce, là une pièce, et ici un bout de couloir qui ne relie pas ces deux pièces, mais est conservé en soi, comme un fragment. C’est ainsi que tout est répandu en moi: les chambres, les escaliers, qui descendaient avec une lenteur si cérémonieuse, d’autres escaliers, cages étroites montant en spirale, dans l’obscurité desquelles on avançait comme le sang dans les veines; les chambres des tourelles, les balcons haut suspendus, les galeries inattendues où vous rejetait une petite porte; tout cela est encore en moi et ne cessera jamais d’y être. C’est comme si l’image de cette maison était tombée en moi de hauteurs infinies et s’était brisé sur mon tréfonds.