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Oh, je n’étais nullement préparé. On jouait. Un drame immense, un drame surhumain se déroulait: le drame de ce puissant décor dont la structure verticale apparaissait, tripartite, résonnant de grandeur, presque écrasante, et soudain mesurée dans l’excès même de sa mesure. Je cédai à l’assaut d’un bonheur violent. Ce qui se dressait là, plein d’une ordonnance d’ombres, qui rappelait une figure, avec l’obscurité concentrée dans la bouche de son milieu, limité en haut par la coiffure aux boucles semblables de la corniche: c’était le puissant masque antique qui cache tout et derrière lequel l’univers se condense en un visage. Ici, dans ce grand hémicycle de sièges, régnait une vie d’expectative, vide et aspirante; tout le devenir était au delà: Dieux et Destin. Et d’au delà venait (lorsqu’on regardait très haut), légèrement par-dessus l’arête du mur: l’éternel cortège des cieux.

Cette heure, je le comprends à présent, m’excluait pour toujours de nos théâtres. Qu’y faire? Que faire devant une scène sur laquelle ce mur (l’iconostase des églises russes), a été abattu, parce que l’on n’a plus la force de presser à travers sa dureté l’action semblable à un gaz, qui s’échappe en gouttes d’huile, pleines et lourdes. À présent les pièces tombent par grosses miettes à travers la passoire trouée des scènes, et s’amoncellent et sont balayées lorsqu’on en a assez. C’est cette même réalité à demi crue qui traîne dans les rues et dans les maisons, sauf qu’il en est là-bas davantage qu’on n’en peut ici faire entrer dans un seul soir.

[8][Soyons donc sincères, nous n’avons pas plus de théâtre que nous n’avons un Dieu: il y faudrait d’abord une communion. Chacun a ses idées et ses craintes particulières, et n’en laisse voir qu’autant qu’il lui est utile et qu’il lui plaît. Nous ne cessons de délayer notre faculté de comprendre, pour qu’elle suffise à nos besoins, au lieu d’appeler de nos cris le mur de notre misère commune, derrière lequel l’inconcevable aurait le temps de s’accumuler et de se tendre.]

*

Si nous avions un théâtre, serais-tu là, ô tragique, toujours de nouveau aussi mince, aussi nue, sans aucun subterfuge, devant ceux qui contentent sur ta douleur étalée, leur curiosité pressée? Tu prévoyais déjà, ô toi si émouvante, la réalité de tes souffrances, à Vérone, alors que, presque une enfant, jouant du théâtre, tu tenais devant toi des roses, comme un masque qui te faisait une face et qui, en t’exagérant, devait te dissimuler.

Il est vrai que tu étais une enfant d’acteur, et lorsque les tiens jouaient, ils voulaient être vus. Mais toi, tu dégénéras. Pour toi cette profession devait devenir ce qu’avait été pour Mariana Alcoforado, sans qu’elle s’en doutât, le voile de religieuse: un travestissement, épais et assez durable pour qu’il fût permis d’être derrière lui malheureuse sans restriction, avec la même instante ferveur qui fait bienheureux les bienheureux invisibles. Dans toutes les villes où tu vins, ils décrivirent tes gestes; mais ils ne comprenaient pas comment, perdant de jour en jour l’espoir, tu levais toujours un poème devant toi pour qu’il te cachât. Tu tenais tes cheveux, tes mains, ou un autre objet épais, devant les endroits translucides; tu ternissais de ton haleine ceux qui étaient transparents; tu te faisais petite, tu te cachais comme les enfants se cachent, et alors tu avais ce bref cri de bonheur, et tout au plus un ange aurait pu te chercher. Mais lorsque tu levais prudemment les yeux, il n’y avait pas de doute qu’ils t’eussent vue tout le temps, dans cet espace laid, creux, aux yeux innombrables: toi, toi, toi, et rien que toi.

Et tu avais envie d’étendre vers eux ton bras plié, avec ce signe du doigt qui conjure le mauvais œil. Tu avais envie de leur arracher ton visage dont ils se nourrissaient. Tu avais envie d’être toi-même. Ceux qui te donnaient la réplique sentaient tomber leur courage; comme si on les avait enfermés avec une panthère, ils rampaient le long des coulisses et ne disaient que ce qu’il fallait pour ne pas t’irriter. Mais toi, tu les tirais en avant, tu les posais là, et tu agissais avec eux comme avec des êtres réels. Et ces portes flasques, ces rideaux trompeurs, ces objets sans revers te poussaient à la réplique. Tu sentais comme ton cœur se haussait indéfiniment, jusqu’à une réalité immense, et, effrayée, tu essayais encore une fois de détacher de toi leurs regards, comme les longs fils de la Vierge.

Mais alors ils éclataient déjà en applaudissements, par crainte du pire: comme pour détourner d’eux, au dernier moment, ce qui aurait dû les contraindre à changer leur vie.

*

Ceux qui sont aimés mènent une vie difficile et pleine de dangers. Ah, que ne se surmontent-ils pas pour aimer à leur tour? Autour de celles qui aiment il n’est que sécurité. Plus personne ne les soupçonne et elles-mêmes ne sont plus capables de se trahir. En elles le secret est devenu intangible. Elles le clament tout entier comme des rossignols, il ne se divise pas. Leur plainte ne vise qu’un seul; mais la nature entière y joint sa voix; c’est la plainte sur un être éternel. Elles se jettent à la poursuite de celui qu’elles ont perdu, mais dès les premiers pas, elles l’ont dépassé, et il n’y a plus devant elles que Dieu. Leur légende est celle de Byblis qui poursuit Caunos jusqu’en Lycie. La poussée de son cœur lui fit parcourir des pays innombrables sur les traces de celui qu’elle aimait, et finalement elle fut à bout de forces. Mais si forte était la mobilité de son être que lorsqu’elle s’abandonna, par delà sa mort elle reparut en source, rapide, en source rapide.

Qu’est-il arrivé d’autre à la Portugaise, sinon qu’à l’intérieur elle est devenue source? Quoi d’autre, à Héloïse? Quoi d’autre, à toutes celles qui aimèrent, et dont les plaintes sont parvenues jusqu’à nous: Gaspara Stampa; la comtesse de Die et Clara d’Anduse; Louise Labbé, Marceline Desbordes, Élisa Mercœur? Mais toi, pauvre Aïssé fugitive, tu hésitais déjà, et tu cédas. Lasse Julie Lespinasse! Légende désolée du parc heureux: Marianne de Clermont.

Je me souviens encore exactement qu’un jour, il y a longtemps, je trouvai chez nous un écrin à bijoux; il était large comme deux mains, en forme d’éventail, avec un rebord de fleurs incrustées dans le maroquin vert foncé. Je l’ouvris: il était vide. Je puis dire cela à présent, après tant d’années. Mais en ce temps, lorsque je l’eus ouvert, je vis seulement en quoi consistait ce vide: en velours, en petit mamelon de velours clair un peu défraîchi; en la rainure du bijou qui s’y perdait, vide et plus claire d’un rien de mélancolie. Un instant cela était supportable. Mais pour celles qui ont été aimées et qui sont demeurées en arrière, tout est peut-être toujours ainsi.

*

Remontez en arrière dans vos journaux. N’y eut-il pas toujours autour des printemps une époque où l’année, en faisant irruption, vous atteignait comme un reproche? Il y avait en vous une disposition à être joyeuse, et cependant, lorsque vous sortiez dans le vide spacieux, une hésitation étrange naissait dans l’air, et votre marche devenait incertaine comme sur un bateau. Le jardin commençait; mais vous – c’était cela – vous y entraîniez l’hiver et l’année passée; pour vous c’était tout au plus une suite. Tandis que vous attendiez que votre âme participât à la saison, vous éprouviez soudain le poids de vos membres, et quelque chose comme la possibilité de tomber malade, pénétrait dans votre pressentiment ouvert. Vous l’attribuiez à votre robe trop légère, vous jetiez le châle sur vos épaules, vous couriez jusqu’au bout de l’allée: et puis vous étiez là, le cœur battant, au milieu du large rond-point, résolue à être d’accord avec tout cela. Mais un oiseau chantait, et était seul, et vous reniait. Ah, vous eussiez dû être morte!

Peut-être. Peut-être est-ce nouveau que nous surmontions cela: l’année et l’amour. Les fleurs et les fruits sont mûrs lorsqu’ils tombent. Les animaux se sentent, s’entre-trouvent et en sont contents. Mais nous qui avons projeté Dieu, nous ne pouvons pas finir par être prêts. Nous remettons notre nature, nous avons encore besoin de temps. Qu’est-ce, pour nous, qu’une année? Que sont-elles, toutes? Avant même que nous ayons commencé Dieu, nous le prions déjà: Fais-nous survivre à cette nuit. Et puis, les maladies. Et puis, l’amour.

Que Clémence de Bourges ait dû mourir à son aurore. Elle qui n’avait pas sa pareille; parmi les instruments dont elle savait jouer comme nulle autre, le plus beau, joué de façon inoubliable, même dans le moindre son de sa voix. Sa jeunesse était si hautement résolue qu’une amoureuse pleine d’élan put dédier à ce cœur naissant le livre de sonnets dans lequel chaque vers était inassouvi. Louise Labbé ne craignit pas d’effrayer cette enfant par les longues souffrances de l’amour. Elle lui montrait la montée nocturne du désir et lui promettait la douleur comme un univers agrandi; et elle soupçonnait qu’avec sa douleur pleine d’expérience elle était loin d’atteindre cette attente obscure qui faisait belle cette adolescente.