Toi seule, tu fais partie de ma solitude pure.
Tu te transformes en tout: tu es ce murmure
ou ce parfum aérien.
Entre mes bras: quel abîme qui s’abreuve de pertes.
Ils ne t’ont point retenue, et c’est grâce à cela, certes,
qu’à jamais Je te tiens.
Personne n’avait attendu cela. Tous étaient comme courbés sous cette voix. Et, à la fin il y avait en elle une sécurité si forte que l’on eût dit qu’elle savait depuis des années qu’en cet instant elle devrait chanter.
*
Quelquefois je m’étais demandé déjà pourquoi Abelone ne tournait pas vers Dieu les calories de son grand sentiment. Je sais qu’elle tendait à enlever à son amour tout caractère transitif, mais son cœur véridique pouvait-il s’y tromper et ne savait-elle pas que Dieu n’était qu’une direction donnée à l’amour, non pas son objet? Ne savait-elle pas qu’elle n’avait à craindre de sa part aucune réponse? Ne connaissait-elle pas la retenue de cet amant supérieur qui retarde tranquillement le plaisir, pour nous permettre, à nous si lents, de montrer et développer notre cœur tout entier? Ou bien voulait-elle éviter le Christ? Redoutait-elle d’être retenue par lui, à mi-chemin, et, à son contact, de devenir l’aimée? Est-ce pour cela qu’elle n’aimait pas à penser à Julie Reventlow? Je serais presque tenté de le croire, lorsque je songe qu’ont pu s’abandonner à cette subtile facilité de Dieu, une aimante aussi simple que Mechthild, une aimante fougueuse comme Thérèse d’Avila, une aimante blessée comme la bienheureuse Rose de Lima. Ah, celui qui pour les faibles était secourable, était une injustice assez forte; alors que déjà elles n’attendaient plus rien que le chemin infini, encore une fois dans le ciel plein d’attente elles rencontrent une forme palpable qui les gâte par son accueil et les trouble par sa virilité. La lentille de son cœur rassemble encore une fois les rayons parallèles de leurs cœurs, et elles que les anges espéraient déjà présenter intactes à Dieu, prennent tout à coup flamme et se consument, dans la sécheresse de leur désir.
[9][Être aimée veut dire se consumer dans la flamme. Aimer c’est rayonner d’une lumière inépuisable. Être aimée c’est passer, aimer c’est durer.]
Il est cependant possible qu’Abelone, plus tard, ait essayé de penser avec son cœur, pour, insensiblement et sans intermédiaire, entrer en rapport avec Dieu. Je pourrais imaginer qu’il y a des lettres d’elle qui rappellent l’attentive contemplation intérieure de la princesse Amélie Galitzin. Mais si ces lettres étaient adressées à quelqu’un qui fut longtemps son proche, combien celui-ci a-t-il dû souffrir de cette transformation! Et elle-même: je soupçonne qu’elle-même ne craignait rien autant que cette transformation spectrale et ignorée dont on perd constamment toutes les preuves parce qu’on ne les reconnaît pas.
*
On aura peine à me persuader que l’histoire de l’enfant prodigue ne soit pas la légende de celui qui ne voulait pas être aimé. Tant qu’il était un enfant, tous l’aimaient chez lui. Il grandit, il ne connaissait pas autre chose et s’habitua à leur tendresse douillette, tant qu’il était enfant. Mais lorsqu’il fut adolescent il voulut se défaire de ces habitudes. Il n’aurait pu le dire, mais lorsqu’il rôdait dehors toute la journée et ne voulait même plus avoir les chiens avec lui, c’était parce qu’eux aussi l’aimaient; parce que leurs yeux l’observaient, et prenaient part, attendaient et s’inquiétaient; parce que, devant eux non plus, on ne pouvait rien faire sans réjouir ou blesser. Mais ce qu’il souhaitait alors, c’était cette indifférence intime de son cœur, qui, le matin tôt, dans les champs, le saisissait avec une telle pureté qu’il commençait à courir, pour n’avoir ni temps ni haleine, pour n’être plus qu’un léger instant du matin qui prend conscience de soi.
Le secret de sa vie qui n’avait encore jamais été, s’étendait devant lui. Involontairement il quittait le sentier et courait plus loin, à travers champs, les bras étendus, comme si dans cette largeur il avait pu s’emparer de plusieurs directions à la fois. Et puis, il se jetait n’importe où, derrière un buisson, et il n’avait de valeur pour personne. Il écorçait une flûte de saule, il lançait un caillou dans la direction d’un petit fauve, il se penchait en avant et obligeait un scarabée à faire demi-tour: tout cela ne devenait pas du destin et les deux passaient au-dessus de lui comme sur la nature. Enfin venait l’après-midi, avec toutes ses inventions; on était un boucanier sur l’île Tortuga et on n’avait aucune obligation à l’être; on assiégeait Campêche, on prenait d’assaut Vera-Cruz; on pouvait être l’armée entière, ou un chef à cheval, ou un bateau sur la mer: selon l’humeur qui vous animait. Mais si l’envie de vous agenouiller vous prenait, on était aussitôt Deodat de Gozon, et l’on avait abattu le dragon, et l’on apprenait que cet héroïsme était de l’orgueil, sans obéissance. Car on n’épargnait rien de ce qui faisait partie du jeu. Mais quel que fût le nombre des imaginations qui surgissaient, on avait cependant toujours encore le temps de n’être qu’un oiseau, il était incertain lequel. Seulement qu’après il y avait le retour.
Mon Dieu, de quoi fallait-il alors se dépouiller, et combien de choses oublier? Car il fallait oublier pour de vrai, c’était nécessaire; sinon, on se serait trahi lorsqu’ils insistaient. On avait beau hésiter et se retourner, le pignon de la maison enfin apparaissait quand même. La première fenêtre, là-haut, vous tenait sous son regard, quelqu’un peut-être y était. Les chiens dans lesquels l’attente s’était accrue toute la journée durant, traversaient les buissons et vous ramenaient à celui qu’ils croyaient reconnaître en vous. Et la maison faisait le reste. Il suffisait d’entrer à présent dans son odeur pleine, et déjà presque tout était décidé. Des détails pouvaient encore être modifiés; en gros on était déjà celui pour lequel ils vous tenaient ici; celui à qui ils avaient depuis longtemps composé une existence, faite de son petit passé et de leurs propres désirs; cet être de communauté qui jour et nuit était placé sous la suggestion de leur amour, entre leur espoir et leur soupçon, devant leur blâme ou leur approbation.
À un tel être il ne sert de rien de monter les escaliers avec d’infinies précautions. Tous seront au salon, et il suffit que la porte s’ouvre pour qu’ils regardent tous dans sa direction. Il reste dans l’obscurité, il veut attendre leurs questions. Mais alors vient le pire. Ils lui prennent les mains, ils le tirent vers la table, et tous, autant qu’ils sont, s’avancent curieusement devant la lampe. Ils ont beau jeu, ils se tiennent à contre-jour, et sur lui seul tombe, avec la lumière, toute la honte d’avoir un visage.
Restera-t-il et mentira-t-il cette vie d’à peu près qu’ils lui attribuent, et parviendra-t-il à leur ressembler de tout son visage? Se partagera-t-il entre la véracité délicate de sa volonté et la tromperie grossière qui la corrompt pour lui-même? Renoncera-t-il à devenir ce qui pourrait nuire à ceux de sa famille qui n’ont plus qu’un cœur faible?
Non, il partira. Par exemple lorsqu’ils sont tous occupés à lui préparer sa table d’anniversaire, avec ces cadeaux mal devinés qui doivent encore une fois tout compenser. Partir pour toujours. Beaucoup plus tard seulement il se rappelle avec quelle fermeté il avait alors décidé de ne jamais aimer, pour ne placer personne dans cette situation atroce d’être aimé. Des années plus tard il s’en souvient et comme les autres projets, celui-là aussi a été irréalisable. Car il a aimé et encore aimé dans sa solitude; chaque fois en gaspillant toute sa nature, et dans une crainte terrible pour la liberté de l’autre. Il a lentement appris à faire passer les rayons de son sentiment à travers l’objet aimé, au lieu de l’en consumer. Et il était gâté par l’enchantement de reconnaître à travers la forme de plus en plus transparente de l’aimée, les profondeurs qui s’ouvraient devant sa volonté de possession infinie.