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Ce fut le soir que nous vîmes Christine Brahe pour la dernière fois. Cette fois-ci, Mlle Mathilde, elle aussi, était venue à table; mais elle n’était pas comme d’habitude. De même que les premiers jours qui suivirent notre arrivée, elle parlait sans arrêt et sans suite, se troublant continuellement, et il y avait encore en elle une inquiétude physique qui l’obligeait à ajuster sans cesse quelque chose à ses cheveux ou à ses vêtements… jusqu’à ce qu’elle se levât subitement, avec un grand cri gémissant, et disparût.

Au même instant mes regards se tournèrent malgré moi vers certaine porte, et en effet: Christine Brahe entra. Mon voisin, le commandant, fit un mouvement violent et court qui se continua dans mon corps, mais il n’avait apparemment plus la force de se lever. Son visage, vieux, brun et taché, allait de l’un à l’autre, sa bouche était ouverte, et la langue se tordait derrière des dents gâtées; puis, soudain, ce visage avait disparu, et sa tête grise roula sur la table, et ses bras la recouvrirent comme des morceaux, et en dessous, quelque part, apparut une main flasque, tavelée, et tremblait.

Et alors Christine Brahe franchit la salle, pas à pas, lentement, comme une malade, dans un silence où ne résonnait qu’un seul son pareil à un gémissement de vieux chien. À gauche du grand cygne d’argent rempli de narcisses, se glissait le grand masque du vieux comte, grimaçant un sourire gris. Il leva sa coupe de vin vers mon père. Et je vis alors mon père, à l’instant précis où Christine Brahe passait derrière son siège, saisir à son tour sa coupe, et la soulever au-dessus de la table, de la largeur d’une main, comme un objet très lourd…

Et la même nuit, nous quittâmes Urnekloster.

*

Bibliothèque Nationale.

Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Quelquefois ils bougent entre les feuillets, comme des hommes qui dorment, et se retournent entre deux rêves. Ah! qu’il fait bon être parmi des hommes qui lisent. Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi? Vous pouvez aller à l’un et le frôler: il ne sentira rien. Vous pouvez heurter votre voisin en vous levant et si vous vous excusez, il fait un signe de tête du côté d’où vient votre voix, son visage se tourne vers vous et ne vous voit pas, et ses cheveux sont pareils aux cheveux d’un homme endormi. Que c’est bon! Et je suis assis et j’ai un poète. Quel destin! Ils sont peut-être trois cents dans cette salle, qui lisent à présent; mais il est impossible que chacun d’entre eux ait un poète. (Dieu sait ce qu’ils peuvent bien lire!) Il n’existe d’ailleurs pas trois cents poètes. Mais voyez mon destin: Moi, peut-être le plus misérable de ces liseurs, moi, un étranger, j’ai un poète. Bien que je sois pauvre. Bien que mon veston que je porte tous les jours commence à s’user par endroits; bien que mes chaussures ne soient pas irréprochables. Sans doute, mon col est propre, mon linge aussi, et je pourrais, tel que je suis, entrer dans n’importe quelle confiserie, au besoin sur les grands boulevards, et je pourrais sans crainte avancer la main vers une assiette de gâteaux et me servir. On n’en serait pas surpris, et nul ne songerait à me gronder et à me chasser, car c’est encore une main de bonne compagnie, une main qui est lavée quatre ou cinq fois par jour. Oui, il n’y a rien sous les ongles, l’index est sans encre, et les poignets surtout sont en parfait état. Or nul n’ignore que les pauvres gens ne se lavent jamais aussi haut. On peut tirer de leur propreté certaines conclusions. Et l’on conclut. Dans les magasins l’on conclut. Sans doute, il y a quelques individus, sur le boulevard Saint-Michel par exemple, ou dans la rue Racine, que mes poignets ne tromperont pas. Ils se moquent bien de mes poignets. Ils me regardent et ils savent. Ils savent qu’au fond je suis des leurs, que je ne fais que jouer un peu de comédie. N’est-ce pas carnaval? Et ils ne veulent pas me gâter le plaisir; ils grimacent un peu et clignent des yeux. Personne ne l’a vu. D’ailleurs ils me traitent comme un monsieur. Pour peu qu’il y ait quelqu’un près de nous, ils se montrent même empressés et font comme si je portais un manteau de fourrure, comme si ma voiture me suivait.

Quelquefois je leur donne deux sous, en tremblant qu’ils ne les refusent; mais ils les acceptent. Et tout serait dans l’ordre s’ils n’avaient pas de nouveau un peu ricané et cligné de l’œil. Qui sont ces gens? Que me veulent-ils? M’attendent-ils? Comment me reconnaissent-ils? Il est vrai que ma barbe a l’air un peu négligée et rappelle un peu, un tout petit peu, leurs vieilles barbes malades et passées qui m’ont toujours surpris. Mais n’ai-je pas le droit de négliger ma barbe? C’est le cas de beaucoup d’hommes occupés, et l’on ne s’avise pas pour cela de les compter parmi les épaves de la société. Car il est évident que ceux-là forment le rebut et que ce ne sont pas de simples mendiants. Non, au fond, ce ne sont pas des mendiants, il faut distinguer. Ce sont des déchets, des pelures d’hommes que le destin a crachées. Humides encore de la salive du destin, ils collent à un mur, à une lanterne, à une colonne d’affichage, ou bien ils coulent lentement au fil de la rue en laissant une trace sombre et sale. Que diable voulait de moi cette vieille qui, avec son tiroir de table de nuit, où roulaient quelques boutons et quelques aiguilles, avait surgi de je ne sais quel trou? Pourquoi marchait-elle toujours à mon côté et m’observait-elle? Comme si elle essayait de me reconnaître, avec ses yeux chassieux, ses yeux où un malade semblait avoir craché des glaires verdâtres dans des paupières sanglantes. Et pourquoi cette petite femme grise resta-t-elle debout à côté de moi, pendant tout un quart d’heure, devant une vitrine, en faisant glisser un long et vieux crayon hors de ses vilaines mains fermées? Je faisais semblant de regarder l’étalage dont je ne voyais rien. Mais elle savait que je l’avais vue, elle savait que j’étais arrêté et que je me demandais ce qu’elle faisait. Car je comprenais bien qu’il ne pouvait s’agir du crayon. Je sentais que c’était un signe, un signe pour les initiés, un signe que les épaves connaissent. Je devinais qu’elle voulait me dire d’aller quelque part ou de faire quelque chose. Et le plus étrange était que je ne pouvais perdre le sentiment qu’il y avait réellement certaines conventions auxquelles appartenait ce signe et que cette scène était au fond quelque chose à quoi j’aurais dû m’attendre.

*

C’était il y a deux semaines. Mais depuis, plus un jour ne se passe sans une pareille rencontre. Non seulement au crépuscule, mais en plein midi, dans les rues les plus populeuses, il arrive que subitement un petit homme ou une vieille femme est là, me fait signe, me montre quelque chose et disparaît de nouveau. Comme si le plus nécessaire était accompli. Il est possible qu’un beau jour ils s’avisent de venir jusque dans ma chambre. Ils savent fort bien où j’habite et prendront leurs dispositions pour ne pas être arrêtés par la concierge. Mais ici, mes chers, ici je suis à l’abri de vous. Il faut avoir une carte spéciale pour pouvoir entrer dans cette salle. Cette carte, j’ai sur vous l’avantage de la posséder. Je traverse les rues avec un peu de crainte, comme bien l’on pense, mais enfin, je suis devant une porte vitrée, je l’ouvre comme si j’étais chez moi, je montre ma carte à la porte suivante, rapidement, comme vous me montrez vos objets, mais avec cette différence que l’on me comprend, que l’on sait ce que je veux dire, et puis je suis parmi ces livres, je suis retiré de vous comme si j’étais mort, et je suis assis et je lis un poète.

Vous ne savez pas ce que c’est qu’un poète? Verlaine… Rien? Pas de souvenir? Non. Vous ne l’avez pas distingué de ceux que vous connaissiez. Vous ne faites pas de différence, je sais. Mais c’est un autre poète que je lis, un qui n’habite pas Paris, un tout autre. Un qui a une maison calme dans la montagne. Qui sonne comme une cloche dans l’air pur. Un poète heureux qui parle de sa fenêtre et des portes vitrées de sa bibliothèque, lesquelles reflètent, pensives, une profondeur aimée et solitaire. C’est justement ce poète que j’aurais voulu devenir; car il sait tant de choses sur les jeunes filles, et moi aussi j’aurais su tant de choses sur elles. Il connaît des jeunes filles qui ont vécu voici cent ans; peu importe qu’elles soient mortes, car il sait tout. Et c’est l’essentiel. Il prononce leurs noms, ces noms légers, gracieusement étirés, avec des lettres majuscules enrubannées à l’ancienne mode, et les noms de leurs amies plus âgées où sonne déjà un peu de destin, un peu de déception et de mort. Peut-être trouverait-on dans un cahier de son secrétaire en acajou leurs lettres pâlies et les feuillets déliés de leurs journaux où sont inscrits des anniversaires, des promenades d’été, des anniversaires… Ou bien, il est possible qu’il existe au fond de la chambre à coucher, dans la commode ventrue, un tiroir où sont conservés leurs vêtements de printemps; robes blanches qu’on mettait pour la première fois à Pâques, vêtements de tulle qui étaient plutôt des vêtements pour l’été que cependant l’on n’attendait pas encore. Ô sort bienheureux de qui est assis dans la chambre silencieuse d’une maison familiale, entouré d’objets calmes et sédentaires, à écouter les mésanges s’essayer dans le jardin d’un vert lumineux, et au loin l’horloge du village. Être assis et regarder une chaude traînée de soleil d’après-midi, et savoir beaucoup de choses sur les anciennes jeunes filles, et être un poète. Et dire que j’aurais pu devenir un tel poète, si j’avais pu habiter quelque part, quelque part en ce monde, dans une de ces maisons de campagne fermées où personne ne va plus. J’aurais eu besoin d’une seule chambre (la chambre claire sous le pignon). J’y aurais vécu avec mes anciennes choses, des portraits de famille, des livres. Et j’aurais eu un fauteuil, et des fleurs et des chiens, et une canne solide pour les chemins pierreux. Et rien de plus. Rien qu’un livre, relié dans un cuir jaunâtre, couleur d’ivoire, avec un ancien papier fleuri pour feuille de garde. J’y aurais écrit. J’aurais beaucoup écrit, car j’aurais eu beaucoup de pensées et des souvenirs de beaucoup de gens.