Ils se reposèrent dans une alcôve créée par le jointoiement de deux immenses cloisons de bois, et s’éveillèrent dans la sempiternelle pénombre. Il ne semblait exister ni nuit ni jour, dans le Grand Magasin. Toutefois, le bruit ambiant semblait avoir augmenté. On percevait un brouhaha lointain mais persistant.
Quelques voyants supplémentaires clignotaient sur le Truc. Un petit truc adventice en forme de soucoupe lui était poussé, et il tournait sans cesse, très lentement.
— Et si on retournait au Rayon Alimentation ? suggéra Torritt avec un brin d’espoir.
— Je crois qu’il faut faire partie d’un rayon, pour ça, répondit Masklinn. Mais ça ne doit pas être le seul endroit où on peut trouver à manger, quand même ?
— Il n’y avait pas tout ce bruit quand on est arrivés, se plaignit Mémé. Quel vacarme !
Masklinn regarda autour de lui. Par un interstice dans la boiserie filtrait la lueur affaiblie d’un puissant éclairage. Il s’en approcha et colla son œil à la fissure.
— Oh, laissa-t-il échapper d’une petite voix.
— Qu’y a-t-il ? demanda Grimma.
— Des humains. On n’en a jamais vu autant.
La fissure se situait à la jonction du plafond avec le mur d’une pièce presque aussi grande que le nid de camions, qui regorgeait d’humains, en effet. Le Grand Magasin était ouvert.
Les gnomes avaient toujours su que les humains vivent très lentement. Masklinn avait failli buter dans un humain, une fois ou deux, au cours d’une chasse, et il savait qu’avant même que leurs visages énormes et idiots puissent faire pivoter leurs yeux, il avait tout loisir de quitter le chemin pour se dissimuler derrière une touffe de n’importe quoi.
L’espace au-dessous d’eux était bondé d’humains, qui avançaient à grands pas balourds et faisaient tonner à l’intention des uns et des autres leurs voix floues et graves.
Les gnomes les observèrent un moment, fascinés.
— Qu’est-ce qu’ils ont dans la main ? On dirait un peu le Truc ? demanda Grimma.
— Chais pas, reconnut Masklinn.
— Regarde un peu, ils ramassent ça et ils donnent quelque chose à l’autre humain, et ensuite ils rangent ça dans un sac et ils s’en vont. On dirait presque… enfin, qu’ils savent ce qu’ils font.
— Non, c’est comme les fourmis, intervint Torritt, catégorique. On dirait qu’ils ont de l’intelligence, je vous l’accorde, mais à y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’ils ne raisonnent pas de façon cohérente, c’est simplement de l’instinct.
— Ils construisent des choses, fit vaguement remarquer Masklinn.
— Et alors ? Les oiseaux aussi, mon garçon.
— D’accord, mais…
— Moi, j’ai toujours dit que les humains ressemblaient un peu aux pies. Les objets brillants les attirent.
— Hmmm.
Masklinn décida de ne pas poursuivre le débat. On ne pouvait pas raisonner avec le vieux Torritt, à moins d’être Mémé Morkie, bien entendu. La tête de Torritt n’avait de place que pour quelques idées. Une fois qu’une notion s’y était enracinée, impossible de la faire progresser. Mais Masklinn aurait voulu faire remarquer : s’ils sont tellement idiots, pourquoi est-ce à nous de nous cacher d’eux ?
Une idée lui vint. Il souleva le Truc.
— Truc ? demanda-t-il.
Il y eut un silence. Puis la petite voix métallique fit :
— Opérations sur programme principal interrompues. Que désirez-vous ?
— Tu sais ce que c’est, les humains ?
— Oui. Reprise du programme principal.
Masklinn jeta un regard ahuri aux autres gnomes.
— Truc ? demanda-t-il à nouveau.
— Opérations sur programme principal interrompues. Que désirez-vous ?
— Je t’ai demandé de me parler des humains.
— Pas du tout. Vous m’avez demandé : savez-vous ce que sont les humains ? J’ai répondu précisément à cette question.
— Bon, eh bien, dis-moi ce qu’ils sont, alors.
— Les humains sont l’espèce indigène du monde que vous appelez désormais Le grand magasin. Retour au programme principal.
— Là ! triompha Torritt avec un hochement de tête rempli de sagacité. Je vous l’avais pas dit ? C’est des indigènes. Ils sont malins, oui, mais au fond, c’est de simples indigènes. Ils sont indigéneux, voilà tout. (Une hésitation.) Indigénieux, corrigea-t-il.
— Et nous, sommes-nous des indigènes ? demanda Masklinn.
— Programme principal interrompu. Non. Retour au programme principal.
— Bien sûr que non, confirma Torritt avec un mépris glacial. On a notre fierté, nous.
Masklinn ouvrit la bouche pour demander la signification du mot indigène. Il l’ignorait et était absolument certain que Torritt n’en savait pas davantage. Et après, il voulait poser un grand tas de questions, mais avant de les poser, il fallait qu’il réfléchisse aux mots qu’il emploierait.
Je ne connais pas assez de mots, songea-t-il. Il y a des choses auxquelles on ne peut pas penser si on ne sait pas quels mots précis employer.
Mais il ne mit pas son intention à exécution, parce qu’une voix derrière lui déclara :
— Ce sont des êtres bougrement bizarres, quand même, non ? Et ils s’agitent beaucoup depuis quelque temps. Je me demande ce qui les excite comme ça.
C’était un gnome d’un certain âge, plutôt massif. Sa vêture était assez sobre, chose inhabituelle dans le Grand Magasin. L’essentiel de sa tenue se résumait à un tablier immense dont les poches étaient boursouflées de bosses mystérieuses.
— Est-ce que vous nous espionniez ? s’insurgea Mémé Morkie.
L’étranger haussa les épaules.
— Je viens ici observer les humains, répondit-il. C’est un endroit idéal et, en général, il n’y a personne. À quel rayon appartenez-vous ?
— Aucun, répondit Masklinn.
— Nous sommes juste des gens, fit Mémé.
— Et on est pas indigénieux, non plus, s’empressa d’ajouter Torritt.
L’étranger sourit et se laissa glisser à bas de la poutre de bois sur laquelle il était assis.
— Ça alors. Vous devez être ces nouveautés dont j’ai entendu parler. Des gens du Dehors ?
Il tendit la main. Masklinn l’inspecta avec méfiance.
— Oui ? demanda-t-il poliment.
Le nouveau venu poussa un soupir.
— Vous êtes censé me la serrer, expliqua-t-il.
— Ah bon ? Pourquoi ?
— C’est une tradition. Je me nomme Dorcas d’Égustation. Vous connaissez votre nom, vous ? demanda l’étranger avec un sourire en coin.
Masklinn éluda la question.
— Comment ça, vous observez les humains ?
— J’observe les humains, c’est tout. Je les étudie, si vous voulez. C’est mon activité. On peut apprendre beaucoup de choses sur le futur en les observant.
— Un peu comme la météo, vous voulez dire ?
— La météo ! Bien sûr, la météo ! (Immense sourire du gnome.) Vous devez être des experts en ce domaine. C’est une bougresse de force, la météo, non ?
— Vous en avez entendu parler ?
— Dans les vieilles légendes, uniquement. Hmmm.
Dorcas toisa son interlocuteur.
— Je ne sais pas… j’aurais imaginé que les gens du Dehors avaient une autre forme. La vie, oui, mais pas telle que nous la connaissons. Suivez-moi donc. Je vais vous montrer ce que je veux dire.
Masklinn considéra lentement l’espace poussiéreux entre les étages. Il était à bout. Il venait juste d’atteindre ses limites. Ici, l’air était trop chaud, trop sec, tout le monde le traitait comme un idiot, et voilà maintenant qu’il n’avait pas la forme adéquate.