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Masklinn se sentit flatté qu’on lui pose la question, mais il fut interrompu dès qu’il ouvrit la bouche.

— Les gens n’arrêtent pas de parler d’Arnold Frères (fond. 1905), intervint Grimma. Mais personne ne nous a expliqué qui c’était, en fait.

Dorcas se rassit sur sa bobine.

— Oh, c’est le Créateur du Grand Magasin. Ça s’est passé en 1905, voyez-vous. Le rayon Soldes du Rez-de-Chaussée, le Service Clientèle et tout ce qui les sépare. C’est une chose dont je ne peux pas douter. Car enfin, il faut bien que quelqu’un ait créé tout ça. Mais je me tue à répéter à tout le monde que ça ne veut pas dire qu’on devrait arrêter de…

Le voyant vert sur le Truc s’éteignit. Sa petite coupe tournante disparut. Il émit un bref bourdonnement, comme une machine qui se raclerait la gorge.

— Je surveille les communications téléphoniques, annonça-t-il.

Les gnomes se regardèrent.

— Ah bon. Très bien, commenta Grimma. Tu ne trouves pas ça bien, Masklinn ?

— J’ai des informations urgentes à transmettre aux responsables de cette communauté. Êtes-vous conscients de coloniser une entité architecturale à longévité limitée ?

— Fascinant, nota Dorcas. Tous ces mots. On a presque l’impression de comprendre ce que ça dit. Il y a des choses là-haut (il fit un signe du pouce en direction du plancher qui les coiffait) qui ressemblent exactement à ça. On les appelle des radios. Et certaines montrent même des images. C’est étonnant.

— Il est d’une importance capitale que je communique des informations vitales aux responsables de la communauté concernant l’annihilation imminente de cet objet, entonna le Truc.

— Désolé, fit Masklinn, vous pouvez répéter ?

— Vous n’assimilez pas mes déclarations ?

— Je ne sais pas ce que signifie assimiler.

— De toute évidence, le langage a évolué selon des codes que je n’appréhende pas.

Masklinn essaya d’adopter une physionomie encourageante.

— Je vais m’efforcer de clarifier ma déclaration, annonça le Truc.

Quelques voyants s’allumèrent.

— Ah ben, voilà une bonne idée, approuva Masklinn.

— Grand Magasin lui y en faire Boum fissa fissa ? risqua le Truc.

Les gnomes s’entre-regardèrent. Aucune révélation ne sembla poindre en eux.

Le Truc se racla la gorge une nouvelle fois.

— Connaissez-vous le sens du mot « démolition » ?

— Oh, oui, fit Dorcas.

— C’est ce qui va arriver au Grand Magasin. Dans vingt et un jours.

4

I. Malheur à vous, Quincailleri et Merceri, malheur à vous, Maroquineri et d’Égustation ; malheur à vous, peuples de Mode Enfantine, et à vous, bandits de Corsetterie. Et même à vous, Papeteri.

II. Car le Grand Magasin n’est qu’un Lieu, un Dedans dans le Dehors.

III. Malheur à vous, car Arnold Frères (fond. 1905) a lancé les dernières Soldes. Tout doit disparaître.

IV. Mais on se moqua de lui et on lui dit : tu n’es qu’un Étranger venu du Dehors, tu n’existes même pas.

La Gnomenclature, Livraisons, Versets I-IV

Au-dessus de leur tête, les humains conduisaient à pas lourds leurs vies lentes et incompréhensibles. Isolée par la moquette et le plancher qui étouffaient le vacarme pour le réduire à un lointain brouhaha, la bande de gnomes se hâtait le long de passages poussiéreux.

— C’est pas ce qu’il a voulu dire, allons ! insistait Mémé Morkie. Vous avez vu cet endroit ? Il est trop grand. On peut pas démolitionner un endroit aussi grand. Un peu de bon sens !

— Alors ? Je vous l’avais pas dit ? ahanait Torritt que l’imminence de catastrophes et d’épouvantes diverses mettait toujours d’une bonne humeur spectaculaire. De tout temps, on a raconté que le Truc savait des choses. Et va pas me dire de me taire, toi.

— Pourquoi est-ce qu’on court ? demanda Masklinn. C’est long, vingt et un jours.

— Pas en politique, répliqua Dorcas, l’air grave.

— Je croyais que ça s’appelait le Grand Magasin ?

Dorcas s’arrêta si brutalement que Mémé Morkie le percuta de plein fouet.

— Écoutez, déclara-t-il avec toute la patience de ceux qui en sont dépourvus. Que croyez-vous que devront faire les gnomes si on détruit le Grand Magasin ?

— Aller dehors, de… commença Masklinn.

— Mais la plupart ne croient même pas en l’existence du Dehors ! Moi-même, je n’en suis pas entièrement convaincu, et je suis pourtant très intelligent et très ouvert ! Il n’y a nulle part où aller. Vous me comprenez ?

— Mais il y a du dehors partout, au-Dehors…

— Seulement si on y croit !

— Mais non ! Ça existe vraiment !

— Les gens sont plus compliqués que vous ne l’imaginez, je le crains. Il faut que nous rencontrions l’Abbé, de toute façon. C’est un abominable vieux tyran, bien entendu, mais il est très intelligent, à sa manière. Simplement, c’est une manière assez rigide.

Il les considéra sévèrement.

— Il vaudrait peut-être mieux ne pas trop nous faire remarquer, ajouta-t-il. Les gens ont tendance à me laisser tranquille, mais il n’est pas très sage de s’aventurer au-delà de son rayon sans motif valable. Et comme vous n’avez pas de rayon…

Il haussa les épaules. Il réussit, en un seul petit mouvement, à évoquer tous les désagréments qui pouvaient affliger les sans-rayon-fixe.

Ils durent à nouveau emprunter l’ascenseur. Il les conduisit dans un domaine poussiéreux en dessous du plancher, éclairé de façon diffuse par des lampes peu puissantes et largement espacées. Personne ne semblait le fréquenter. Après l’agitation des autres rayons, ce calme devenait presque inquiétant. Même les grands champs étaient plus bruyants, se dit Masklinn. Et après tout, le silence des grands champs était normal. Mais dans les intervalles en dessous des planchers, il aurait dû y avoir des gnomes.

Tous furent conscients de cette ambiance troublante, et ils se rapprochèrent les uns des autres.

— Comme elles sont mignonnes, ces lumières ! déclara Grimma pour rompre le silence. Elles sont à notre taille. Et de couleurs différentes, regardez. Il y en a même qui clignotent !

— On en vole des boîtes chaque année, au temps de Fêtons Noël, expliqua Dorcas sans regarder autour de lui. Les humains les accrochent sur des arbres.

— Pourquoi ?

— Aucune idée. Pour mieux les voir, je suppose. On ne peut jamais savoir, avec les humains.

— Mais vous connaissez les arbres, alors ? dit Masklinn. Je ne pensais pas que vous en aviez, dans le Grand Magasin.

— Mais bien sûr que je les connais. De grands machins verts, avec des piquants en plastique. Il y en a même qui sont faits de papier brillant. À chaque Fêtons Noël, il y en a tellement, de ces saletés, qu’on ne peut plus se déplacer, je vous ai dit.

— Ceux de Dehors sont immenses, risqua Masklinn. Ils ont ce qu’on appelle des feuilles et elles tombent chaque année.

Dorcas lui jeta un étrange regard.

— Comment ça, « elles tombent » ?

— Elles se recroquevillent et elles tombent, expliqua Masklinn.

Autour de lui, les autres hochèrent la tête. Ces derniers temps, il y avait beaucoup de sujets auxquels ils n’entendaient pas grand-chose, mais sur le destin annuel des feuilles, ils étaient experts.