La tribu se regroupa derrière Masklinn, comme ils le faisaient désormais chaque fois qu’ils étaient inquiets.
La salle de réception de l’Abbé était une zone aux murs de carton, à proximité d’un ascenseur. À chaque passage, la cabine délogeait de la poussière qui tombait en pluie.
On aida l’Abbé à gagner son trône et à s’asseoir avec mille précautions, tandis que ses acolytes s’affairaient autour de lui. Puis il se pencha en avant.
— Ah, dit-il. Vous êtes d’Égustation, si je ne m’abuse ? Alors, on a encore inventé quelque chose ?
— Pas ces derniers temps, monseigneur, répondit Dorcas. Monseigneur, j’ai l’honneur de vous présenter…
— Je ne vois personne, intervint l’Abbé d’une voix doucereuse.
— Il est aveugle ou quoi ? fit Mémé, avec un reniflement.
— Et je n’entends personne, non plus, poursuivit l’Abbé.
— Silence ! siffla Dorcas aux gnomes. On a dû lui parler de vous ! Il refuse de vous voir ! Monseigneur, reprit-il à voix haute en se retournant, je suis porteur d’étranges nouvelles. On va démolir le Grand Magasin !
L’effet obtenu ne fut pas celui qu’escomptait Masklinn. Les prêtres Papeteri derrière l’Abbé pouffèrent, et ce dernier s’autorisa un léger sourire.
— Miséricorde ! fit-il. Et quand ce terrible événement doit-il se produire ?
— Dans vingt et un jours, monseigneur.
— Eh bien, dans ce cas, répliqua l’Abbé d’une voix suave, allez vaquer à vos affaires. Vous reviendrez ensuite me raconter comment tout ça s’est déroulé.
Cette fois, les prêtres sourirent largement.
— Monseigneur, ce n’est pas une…
L’Abbé leva une main noueuse.
— Vous connaissez beaucoup de choses dans le domaine de l’électricité, Dorcas, je n’en doute pas, mais vous devez bien savoir qu’à chaque Grandes Soldes de Fin de Saison, on trouve toujours des gens impressionnables pour crier : « La fin du Grand Magasin est proche ». Et le plus étrange, c’est que la vie continue.
Masklinn sentit le regard de l’Abbé se poser sur lui. Pour quelqu’un d’invisible, il semblait beaucoup attirer l’attention.
— Monseigneur, l’affaire est autrement plus grave, insista Dorcas sur un ton pincé.
— Oh ? Et c’est l’électricité qui vous a annoncé ça ? se moqua l’Abbé.
Dorcas donna un coup de coude dans les côtes de Masklinn.
— C’est le moment, dit-il.
Masklinn s’avança et posa le Truc sur le sol.
— Vas-y, souffla-t-il.
— Suis-je en présence des responsables de la communauté ? demanda le Truc.
— Autant qu’il est possible, sans doute, répondit Dorcas.
L’Abbé fixait la boîte du regard.
— Je vais employer des mots simples, annonça le Truc. Je suis un ordinateur de référence et de navigation. Un ordinateur est une machine pensante. Oh, l’ordinateur ! Il pense, il pense. Regardez l’ordinateur. Vous le voyez ? Il pense. Je consomme de l’é-lec-tricité. Parfois, l’é-lec-tricité peut transporter des messages. Je sais entendre ces messages. Je peux les déchiffrer. Certaines fois, ces messages se déplacent dans des fils qu’on appelle fils téléphoniques. Parfois aussi, on les trouve dans d’autres ordinateurs. Le Grand Magasin possède un ordinateur.
Il règle les salaires des humains. Je peux entendre ses pensées. Il pense : bientôt, fini le Grand Magasin, finis les salaires, finis les comptes. Et les fils téléphoniques, ils disent : Bonjour, je m’adresse bien à la Compagnie de Démolition de Grimethorpe ? Pouvons-nous discuter des derniers détails de la démolition, nous aurons fini de déménager tout le stock d’ici le vingt et un…
— Très amusant, remarqua l’Abbé. Comment avez-vous fabriqué cela ?
— Je ne l’ai pas fabriqué, monseigneur. Ce sont ces gens qui l’ont amené ici…
— De qui parlez-vous ? demanda l’Abbé en regardant bien au travers de Masklinn.
— Que se passera-t-il si je vais lui tirer le nez ? chuchota Mémé d’une voix rauque.
— Ce sera extrêmement douloureux, répondit Dorcas.
— Excellent.
— Pour vous, je veux dire.
L’Abbé se remit debout avec un mouvement pénible.
— Je suis un gnome tolérant, dit-il. Vous faites des spéculations sur la nature du Dehors, et je ne m’en formalise pas ; je considère qu’il s’agit d’une bonne gymnastique intellectuelle. Nous ne serions pas des gnomes si nous ne laissions pas de temps en temps notre esprit vagabonder. Mais insister que c’est la réalité, voilà qui passe les bornes. De petits jouets machinés…
Il avança en chancelant et abattit brutalement une de ses béquilles sur le Truc, qui bourdonna.
— C’est intolérable ! poursuivit-il. Il n’y a rien au-Dehors, aucune vie ! La vie dans d’autres Grands Magasins ? Peuh ! L’audience est terminée ! Allez-vous-en.
— Je peux soutenir un impact de deux mille cinq cents tonnes, annonça le Truc avec une autosatisfaction certaine, sans que nul lui prête vraiment attention.
— Retirez-vous ! Retirez-vous ! hurla l’Abbé, et Masklinn le vit qui tremblait des pieds à la tête.
Toute l’étrangeté du Grand Magasin était là. Il y a quelques jours encore, ils n’avaient pas besoin de savoir grand-chose. L’essentiel de leur science se concentrait sur les grosses créatures affamées et le moyen de les éviter. Les sciences de la terre, comme Torritt les appelait. Maintenant, Masklinn commençait à comprendre qu’existait une forme de savoir tout à fait différente, et qu’elle regroupait les préceptes à connaître pour survivre entre gnomes. Des choses comme : soyez très prudent quand vous dites aux gens des choses qu’ils ne veulent pas entendre. Et : l’idée qu’elles peuvent se tromper éveille la fureur de certaines personnes.
Quelques Papeteri de moindre rang leur firent franchir en hâte la porte d’entrée. Ce fut accompli avec une dextérité indéniable, sans que personne touche les compagnons de Masklinn, ni même les regarde dans les yeux. Plusieurs s’écartèrent précipitamment de Torritt quand il se baissa pour ramasser le Truc et le serrer contre lui pour le protéger.
Finalement, la patience de Mémé Morkie, qui n’avait jamais été très développée, s’amenuisa pour disparaître tout à fait. Elle empoigna par son habit noir le moine le plus proche et l’amena à quelques centimètres de son nez. Il loucha désespérément dans ses efforts pour ne pas la voir. Elle lui planta un solide coup de doigt dans la poitrine.
— Tu sens mon doigt ? demanda-t-elle. Tu le sens ? Alors, comme ça, je n’existe pas, hein ?
— Pauvre indigénieux ! glapit Torritt.
Le moine résolut son problème immédiat en émettant un petit couinement avant de tomber en pâmoison.
— Sortons d’ici, s’empressa de conseiller Dorcas. Je soupçonne qu’il n’y a qu’un petit pas à faire entre ne pas voir les gens et s’arranger pour qu’ils n’existent effectivement pas.
— Mais je ne comprends pas, fit Grimma. Comment les gens peuvent-ils ne pas nous voir ?
— Parce qu’ils savent que nous venons du Dehors, répondit Masklinn.
— Mais les autres gnomes peuvent nous voir, eux !
La voix de Grimma devenait plus aiguë, et Masklinn ne pouvait pas la blâmer. Lui aussi commençait à ne plus être très sûr de lui.
— Je crois que c’est parce qu’ils ne sont pas au courant, ou qu’ils ne croient pas vraiment que nous venons du Dehors !
— C’est pas moi qui viens du Dehors ! s’indigna Torritt. C’est eux qui sont du Dedans !
— Mais alors, ça veut dire que l’Abbé pense effectivement que nous venons du Dehors ! poursuivit Grimma. Ça signifie qu’il croit que nous sommes là et qu’il ne peut pas nous voir ! Ça n’a pas de sens !