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— Oui, bon… Il a construit le Grand Magasin juste pour les gnomes ?

— Euh. Ouuu… i.

— Alors, qu’est-ce qu’il y avait ici, avant ?

— Le Site. (Gurder semblait mal à l’aise.) Voyez-vous, l’Abbé dit qu’il n’existe rien en Dehors du Grand Magasin. Hem.

— Mais nous venons…

— Il dit que les histoires du Dehors sont de simples chimères.

— Alors, quand je lui ai tout raconté de l’endroit où on vivait, il se moquait de moi, c’est ça ? demanda Masklinn.

— On a souvent du mal à savoir en quoi l’Abbé croit vraiment, avoua Gurder. Je pense qu’il croit d’abord aux Abbés.

— Mais vous, vous nous croyez, non ? demanda Grimma.

Gurder hocha la tête. Avec quelque réticence.

— Je me suis souvent demandé où vont les camions et d’où viennent les humains, dit-il. Mais l’Abbé se fâche terriblement quand on aborde ce sujet. Par ailleurs, une nouvelle saison est apparue. Ça doit avoir une signification. Certains d’entre nous observent les humains : chaque apparition d’une nouvelle saison laisse présager des événements inhabituels.

— Comment pouvez-vous avoir des saisons, alors que la météo ne varie jamais ? demanda Masklinn.

— La météo n’a rien à voir avec les saisons. Écoutez, pendant que quelqu’un va conduire les anciens à l’Alimentation, je vais vous montrer quelque chose, à tous les deux. Tout cela est très singulier. Mais… (et soudain, le visage de Gurder exprima toute la misère du monde)… vous ne croyez quand même pas qu’Arnold Frères (fond. 1905) voudrait vraiment détruire le Grand Magasin ?

6

III. Or Arnold Frères (fond. 1905) dit : que les Annonces soient, afin que nul en cette enceinte n’ignore la Conduite adéquate à tenir dans le Grand Magasin.

IV. Sur l’Escalier qui Bouge, qu’un Panneau proclame : Animaux domestiques et Landaus doivent être tenus dans les bras.

V. Et grand fut le Courroux d’Arnold Frères (fond. 1905), car beaucoup ne tenaient dans leurs bras ni Animaux Domestiques ni Landaus.

VI. Sur les Ascenseurs, qu’un Panneau proclame : Capacité : dix Personnes.

VII. Et grand fut le Courroux d’Arnold Frères (fond. 1905), car maintes fois les Ascenseurs ne transportaient qu’une ou deux Personnes.

VIII. Et Arnold Frères (fond. 1905) déclara : en Vérité, je vous le dis, les Humains sont des sots, qui n’entendent point le Langage le plus clair.

La Gnomenclature, Règlements, Versets III-VIII

La marche à travers le soubassement bondé s’avéra très longue.

Ils découvrirent que les Papeteri pouvaient aller où bon leur semblait. Les autres rayons ne les redoutaient pas, puisque les Papeteri ne constituaient pas un véritable rayon. Pour commencer, on n’y comptait ni femmes, ni enfants.

— Alors, on est obligé de s’engager ? s’étonna Masklinn.

— Nous sommes sélectionnés, corrigea Gurder. Plusieurs garçons intelligents dans chaque rayon, tous les ans. Mais quand on devient un Papeteri, on doit oublier son rayon d’origine et servir le Grand Magasin tout entier.

— Alors, pourquoi les femmes ne peuvent-elles pas devenir des Papeteri, elles aussi ? intervint Grimma.

— Tout le monde sait bien que les femmes ne peuvent pas lire, répondit Gurder. Ce n’est pas de leur faute, bien entendu. Il semble que ça leur échauffe trop le cerveau. L’effort, vous comprenez. C’est comme ça, voilà tout.

— Tiens donc, dit Grimma.

Masklinn lui jeta un regard de côté. Il l’avait déjà entendue utiliser ce ton plein de douceur et d’innocence. Il était annonciateur de grabuge imminent.

Grabuge ou pas, l’effet que produisait Gurder sur les gens était étonnant. Ils s’écartaient et s’inclinaient légèrement sur son passage, et une ou deux personnes élevèrent de jeunes enfants à bout de bras pour le leur montrer. Même les gardes aux postes frontières touchaient leur heaume du doigt, avec respect.

Tout autour d’eux se déployait le chahut de la vie dans le Grand Magasin. Des milliers de gnomes, se dit Masklinn. Je ne savais même pas qu’on pouvait compter aussi loin. Tout un monde de gens.

Il se souvint d’avoir chassé seul, en courant au creux des profonds sillons du grand champ, derrière la voie rapide. Autour de lui, il n’y avait rien que de la terre et du silex, à perte de vue. Tout le ciel constituait un bol renversé dont il occupait le centre.

Ici, il lui sembla qu’en se retournant brusquement, il risquait de bousculer quelqu’un. Il se demanda l’impression qu’on aurait à vivre ici sans jamais visiter d’autres lieux. Ne jamais connaître le froid, l’humidité, la peur.

On devait commencer à croire que rien d’autre n’était possible…

Il fut vaguement conscient d’avoir gravi une pente pour déboucher par une nouvelle brèche dans le vaste désert du Grand Magasin proprement dit. C’était la nuit – l’Heure de la Fermeture – mais il y avait des lumières brillantes au ciel. Sauf qu’il devrait apprendre à dire le plafond.

— Nous voici dans le rayon Mercerie, déclara Gurder. Et maintenant, vous voyez la pancarte accrochée là-bas ?

Masklinn scruta les brumes du lointain et hocha la tête. Il la voyait. Elle portait d’énormes formes rouges sur fond blanc.

— On devrait y lire : Fêtons Noël, expliqua le Papeteri. C’est la saison qui suit d’ordinaire la Rentrée des Soldes et précède le Printemps des Prix. Mais en fait, elle dit… (Gurder plissa les yeux et ses lèvres remuèrent en silence pendant quelques instants)… Dernières réductions. Nous nous demandions ce que cela signifiait.

— Une simple suggestion, glissa Grimma, caustique. Ce n’est qu’une toute petite suggestion, bien entendu. Je suppose qu’une trop grosse idée me ferait exploser la tête. Mais est-ce que ça ne voudrait pas dire qu’on va finir par tout réduire ?

— Oh, l’explication ne peut pas être aussi simple, déclara Gurder. Une fois, ils en ont eu une qui disait Vente Monstre, et on n’a jamais observé le moindre monstre.

— Et le reste, ça dit quoi ? s’enquit Masklinn.

Penser que tout allait finir réduit était une vision trop horrible pour qu’on s’y attache.

— Eh bien ! celle-là, là-bas, dit Tout doit disparaître, expliqua Gurder. Mais on la voit tous les ans. C’est ainsi qu’Arnold Frères (fond. 1905) nous exhorte à mener des vies vertueuses, parce que nous mourrons tous un jour. Et ces deux, par là, sont toujours là, elles aussi. (Il adopta une expression solennelle.) Personne n’y croit plus. Elles ont déclenché des guerres, il y a des années de ça. Ce n’étaient que des superstitions ridicules. Moi, en tout cas, je ne crois pas à l’existence de Prix Sacrifiés, le monstre qui rôde la nuit dans le Grand Magasin à la recherche des vilains gnomes. C’est une histoire pour effrayer les petits enfants quand ils ne sont pas sages.

Gurder se mordit la lèvre.

— Un autre détail me tracasse. Vous voyez ces choses, contre le mur ? On appelle ça des étagères. Parfois, les humains y prennent des objets, parfois ils les y posent. Mais ces derniers temps… eh bien, ils se contentent de les y prendre.

Certaines étagères étaient vides.

Masklinn ne connaissait pas grand-chose aux subtilités du comportement humain. Un humain est un humain, tout comme une vache est une vache. De toute évidence, ils arrivaient à se reconnaître entre eux, exactement comme les vaches, mais par des critères qui avaient jusqu’ici échappé à sa sagacité. Et si une logique guidait leur conduite, le gnome n’avait pas encore réussi à la discerner.