— Tout doit disparaître, répéta-t-il.
— Oui, mais pas disparaître au sens strict, pas pour de bon, insista Gurder. Ils ne le pensent sûrement pas, non ? Je suis certain qu’Arnold Frères (fond. 1905) ne le permettrait pas. Tu ne crois pas ?
— Je suis mal placé pour en juger. Je n’avais jamais entendu parler de lui avant d’arriver ici.
— Oh, c’est vrai, dit Gurder d’une petite voix. De Dehors, vous disiez. Ça avait l’air… très intéressant. Et agréable.
Grimma prit la main de Masklinn et la serra doucement.
— Ici aussi, c’est agréable.
Masklinn parut surpris.
— Mais si, insista-t-elle comme par défi. Les autres le pensent aussi, tu sais. Il fait chaud, ici, il y a des choses incroyables à manger, même s’ils ont des notions farfelues sur le cerveau des femmes. (Elle se retourna vers Gurder.) Pourquoi n’allez-vous pas interroger Arnold Frères (fond. 1905) sur ce qui se passe ?
— Oh, je ne crois pas que ce soit une bonne idée ! répondit Gurder, précipitamment.
— Pourquoi pas ? Ce serait pourtant logique, si c’est lui qui dirige tout, renchérit Masklinn. Est-ce que vous l’avez seulement vu, cet Arnold Frères (fond. 1905) ?
— Oui. L’Abbé, une fois. Dans sa jeunesse, il a fait l’ascension jusqu’au Service Clientèle. Mais il n’en parle jamais.
Masklinn réfléchit puissamment à tout ceci, sur le chemin du retour. Chez eux, il n’y avait jamais eu de religion ni de politique. Le monde était beaucoup trop vaste pour qu’on se préoccupe de ce genre de choses. Mais il entretenait des doutes sérieux sur Arnold Frères (fond. 1905). Après tout, si celui-ci avait édifié le Grand Magasin à l’intention des gnomes, pourquoi ne pas l’avoir conçu à leur taille ? Toutefois, Masklinn songea que le moment était peut-être mal choisi pour lancer ce genre de débat.
Il avait toujours été convaincu qu’en réfléchissant suffisamment, on pouvait venir à bout de tous les problèmes. Le vent, par exemple. Ce phénomène l’avait toujours intrigué, jusqu’à ce qu’il comprenne que le déplacement de l’air était provoqué par l’agitation des arbres.
Ils retrouvèrent le reste du groupe auprès des quartiers de l’Abbé. On leur avait apporté de quoi manger. Mémé Morkie expliquait à deux Papeteri médusés que les ananas n’arrivaient pas à la cheville de ceux qu’on capturait chez eux. Torritt leva les yeux de son quignon de pain.
— Tout le monde vous cherche, vous deux. Vous savez, l’Abbé ? Il vous réclame. Qu’est-ce qu’il est mou, ce pain ! Y a même pas besoin de cracher dessus, comme celui qu’on avait chez no…
— Inutile de babiller à tort et à travers ! coupa Mémé, soudain gonflée de loyauté vis-à-vis de leur vieux terrier.
— Ben quoi ? C’est la vérité, grommela Torritt. On n’a jamais eu de nourriture de ce genre. Je veux dire, toutes ces saucisses, cette viande en gros morceaux, et pas de la viande qu’il faut tuer d’abord ! Inutile de grenouiller dans des poubelles dégoûtantes…
Il vit les autres le foudroyer du regard et s’abîma dans un marmonnement honteux.
— Tais-toi donc, espèce de vieux gâteux ! lança Mémé.
— Ha ! Je suppose qu’on n’a jamais vu de renard, non plus ? insista Torritt. C’est comme Mrs. Coom et mon vieux copain Mert, alors ? Ils ont jamais…
Le regard furibond qu’elle lui lançait finit par agir. Il blêmit.
— C’était pas toujours la belle vie, chuchota-t-il en secouant la tête. C’était pas la belle vie, c’est tout ce que je voulais dire.
— Qu’entend-il par là ? demanda Gurder avec un bon sourire.
— Rien du tout, trancha Mémé.
— Oh ! (Gurder se tourna vers Masklinn.) Je connais le terme renard. Je sais lire les livres humains, vous savez. Couramment. J’en ai lu un qui s’intitulait… (Un instant d’hésitation.)… Nos amis à fourrure, je crois bien. Chasseur réputé pour son adresse et sa beauté, le renard roux se nourrit de charognes, de fruits et de petits rongeurs. Il… Euh… Excusez-moi, ça ne va pas ?
Torritt s’étouffait sur son quignon de pain, tandis que les autres lui tapaient précipitamment dans le dos. Masklinn entraîna le jeune Papeteri par le bras et s’éloigna rapidement en sa compagnie.
— J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? s’inquiéta Gurder.
— En quelque sorte. Et maintenant, il me semble que l’Abbé a demandé à nous voir, non ?
Le vieillard était assis avec le Truc sur les genoux, parfaitement immobile, les yeux dans le vague.
À leur entrée, il ne leur accorda pas la moindre attention. Une ou deux fois, ses doigts tambourinèrent sur la surface noire du Truc.
— Monseigneur ? demanda Gurder au bout d’un moment.
— Hmm ?
— Vous avez demandé à nous voir, monseigneur ?
— Ah, fit l’Abbé d’un air distrait. Le jeune Gurder, si je ne m’abuse.
— Tout à fait, monseigneur !
— Oh, très bien.
Nouveau silence. Gurder toussota poliment.
— Vous avez demandé à nous voir, monseigneur ? répéta-t-il.
— Ah ! (L’Abbé dodelina de la tête.) Oh ! Oui. Vous, là-bas. Le jeune homme à l’épieu.
— Moi ? demanda Masklinn.
— Oui, vous. Vous avez déjà parlé avec ce… ce truc ?
— Le Truc ? Heu… en quelque sorte, oui. Mais il s’exprime bizarrement. On ne comprend pas bien tout ce qu’il dit.
— Il m’a parlé. Il m’a raconté que des gnomes l’ont fabriqué, il y a très longtemps. Il mange de l’électrique. Il prétend entendre parler les objets d’électrique. Il m’a affirmé… (Il jeta un regard noir à l’objet sur ses genoux.)… il m’a affirmé avoir entendu dire qu’Arnold Frères (fond. 1905) veut faire démolir le Grand Magasin. Cet objet est fou. Il parle d’étoiles, il prétend que nous sommes venus d’une étoile, en volant. Mais… on raconte qu’il se passe des phénomènes étranges. Je m’interroge : s’agit-il d’un envoyé de la Direction, venu nous avertir ? Ou serait-ce un piège que nous tend Prix Sacrifiés ? Bon ! (D’une main ridée, il frappa le Truc.) Il faut interroger Arnold Frères (fond. 1905). Nous apprendrons quelle est sa vérité.
— Mais… monseigneur ! s’exclama Gurder. Vous êtes beaucoup trop… Je veux dire… Ce ne serait pas convenable pour vous de monter à nouveau jusqu’au Sommet. Le voyage est terriblement dangereux !
— Tu as tout à fait raison, mon enfant. C’est donc toi qui iras à ma place. Tu sais lire l’humain, et ton énergique ami à l’épieu pourra t’accompagner.
Les jambes de Gurder mollirent et il se retrouva à genoux.
— Monseigneur ? Jusqu’au Sommet ? Mais je ne suis pas digne…
Sa voix s’éteignit.
— Personne ne l’est, opina l’Abbé. Le Grand Magasin nous a tous souillés. Tout doit disparaître. Va, maintenant, et que Bonnes Affaires soit avec toi.
— Bonnes Affaires ? Qui c’est ? s’inquiéta Masklinn tandis qu’ils quittaient la pièce.
— Une servante du Grand Magasin, répondit Gurder qui tremblait encore. Elle est l’ennemie de l’horrible Prix Sacrifiés, qui rôde dans les couloirs la nuit avec sa terrible lumière pour attraper les gnomes pécheurs !
— Oh, ben, heureusement que tu n’y crois pas.
— Bien sûr que non, acquiesça Gurder.
— Mais tes dents claquent.