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— Parce que mes dents y croient, elles. Et mes genoux aussi. Et mon estomac. Il n’y a que ma tête qui n’y croit pas. Mais elle est juchée sur une équipe de froussards superstitieux. Excuse-moi, je vais faire mes bagages. Il est très important de se mettre tout de suite en route.

— Pourquoi donc ?

— Parce que si nous attendons davantage, je serai trop terrorisé pour partir.

L’Abbé se carra au fond de son fauteuil.

— Redis-moi comment nous sommes arrivés ici. Tu parlais d’une période de colère, que nous avions fait… combien disais-tu ? Huit rages ?

— Naufrage, répéta le Truc.

— C’est ce que je voulais dire. Avec quelque chose qui volait.

— Un vaisseau galactique de reconnaissance, compléta le Truc.

— Mais il s’est cassé, disais-tu ?

— Un défaut s’est manifesté dans l’omni-propulsion. Cela signifiait que nous ne pouvions pas regagner le vaisseau mère. Comment avez-vous pu tout oublier ? Au début, nous étions entrés en contact avec les humains, mais nos divergences de rythmes métaboliques et de perceptions temporelles ont fini par s’interposer. À l’origine, on espérait pouvoir doter les humains de suffisamment de connaissances scientifiques pour qu’ils nous construisent un nouveau vaisseau, mais ils se sont avérés trop lents. Nous avons finalement dû nous contenter de leur enseigner les techniques les plus rudimentaires, la métallurgie par exemple, en espérant qu’un jour ils arrêteraient leurs guerres intestines assez longtemps pour s’intéresser aux voyages dans l’espace.

— Métal urgie.

L’Abbé tourna et retourna le mot. Métal urgie. L’urgence du métal, le besoin de l’employer. Pas de doute, ça définissait bien les humains. Il opina.

— Et quelle est l’autre chose que nous leur avons apprise ? Ça commençait par un G ?

Le Truc parut hésiter, mais il commençait à s’habituer à la tournure d’esprit des gnomes.

— La Griculture ?

— C’est ça, la Griculture. C’est important, non ?

— C’est le fondement de toute civilisation.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Ça veut dire : oui.

L’Abbé s’enfonça dans son fauteuil tandis que le Truc continuait de discourir. Il fut submergé de mots étranges : planète, électronique… Il n’en connaissait pas la signification, mais ils sonnaient juste. Les gnomes avaient éduqué les humains. Les gnomes venaient de très loin. D’une distante étoile, apparemment.

L’Abbé ne trouvait rien là d’étonnant. Il ne se déplaçait plus beaucoup, désormais, mais il avait vu les étoiles, en sa jeunesse. Tous les ans, quand revenait la saison de Fêtons Noël, des étoiles apparaissaient dans tous les rayons. De grandes étoiles, avec plein de branches pointues et de strass, et des lumières partout. Elles l’avaient toujours beaucoup impressionné. Rien de plus naturel que d’apprendre qu’elles avaient un jour appartenu aux gnomes. Bien entendu, comme elles n’apparaissaient pas en permanence, il devait y avoir quelque part un grand local où on les rangeait.

Le Truc semblait d’accord avec lui sur ce point. Le grand local s’appelait la galaxie. Il se situait quelque part au-dessus du Service Clientèle.

Et puis, il y avait ces histoires d’années-lumière. L’Abbé avait vu passer bientôt quinze années, et certaines lui avaient paru très sombres – noires de problèmes, grises de responsabilités. Des années-lumière auraient été préférables.

Et ainsi donc, il sourit, hocha la tête et écouta, et il s’endormit pendant que le Truc parlait, parlait, parlait…

7

XXI. Ainsi parla Arnold Frères (fond. 1905) : voici mon Annonce et le message que je vous adresse :

XXII. N’hésitez pas à demander ce que vous ne voyez pas en rayon.

La Gnomenclature, Règlements, Versets XXI-XXII

— Pas question qu’elle vienne avec nous, déclara Gurder.

— Et pourquoi ? demanda Masklinn.

— Mais parce que c’est dangereux.

— Et alors ?

Masklinn regarda Grimma, dont le visage arborait une expression de défi.

— On n’emmène pas les filles dans des endroits dangereux, s’indigna le vertueux Gurder.

Une nouvelle fois, Masklinn reconnut cette sensation qui commençait à lui être familière depuis son entrée dans le Grand Magasin. Les gens parlaient, leurs bouches s’ouvraient et se fermaient, chaque mot en lui-même était parfaitement compréhensible, mais quand on les mettait bout à bout, ils ne voulaient rien dire. Mieux valait n’en pas tenir compte. D’où venaient Masklinn et Grimma, si on avait interdit aux femmes d’aller dans des endroits dangereux, elles ne seraient plus allées nulle part.

— Je vous accompagne, annonça Grimma. Quel danger y a-t-il, de toute façon ? Il y a juste ce Prix Sacrifiés, et…

— Et Arnold Frères (fond. 1905) en personne, ajouta Gurder, nerveux.

— Eh bien ! tant pis, je viens quand même. Personne n’a besoin de moi et je n’ai rien à faire. Que peut-il arriver ? C’est pas comme si on devait redouter une catastrophe, ajouta Grimma sur un ton goguenard. Que je me mette à lire, par exemple, et que ma cervelle éclate.

— Attendez, je ne crois pas avoir dit… répliqua Gurder d’une voix mal assurée.

— Je suis sûre que les Papeteri ne font pas leur propre lessive, et qu’ils ne reprisent pas leurs chaussettes. Je suis sûre…

— Bon, ça va, ça va, concéda Gurder. Mais il ne faudra pas traîner derrière, ni être dans les jambes. C’est nous qui prendrons les décisions, c’est bien entendu ?

Il lança à Masklinn un regard implorant.

— Dis-lui, toi, qu’elle ne doit pas traîner dans nos jambes.

— Moi ? s’étonna Masklinn. Je ne lui ai jamais rien demandé.

Le voyage fut moins impressionnant qu’il l’avait imaginé.

Le vieil Abbé avait parlé de vieux escaliers qui bougeaient, d’incendies dans des seaux, de longs couloirs déserts sans la moindre cachette.

Mais depuis, bien entendu, Dorcas avait installé les ascenseurs. Ils ne montaient que jusqu’aux rayons Mode Enfants et Jouets, mais les Modeux étaient un peuple hospitalier qui s’était parfaitement adapté à la vie en altitude et accueillait toujours avec gratitude les rares voyageurs qui apportaient des nouvelles du monde des premiers étages.

— Ils ne descendent même pas dans le rayon Alimentation, expliqua Gurder. Ils obtiennent tout ce dont ils ont besoin dans la Cantine du Personnel. Ils se nourrissent essentiellement de thé et de biscuits. Et de yaourt.

— Comme c’est étrange ! fit Grimma.

— Ils sont très pacifiques, ajouta Gurder. Très contemplatifs, très calmes. Un peu mystiques, ceci dit. À mon avis, c’est lié à l’abus de thé et de yaourt.

— Je ne comprends pas cette histoire d’incendie en seaux, pour ma part, intervint Masklinn.

— Euh… nous pensons que notre vieil Abbé a pu, euh… Nous supposons que sa mémoire… Après tout, il est très âgé…

— Inutile d’expliquer, fit Grimma. Le vieux Torritt est un peu comme ça, lui aussi.

— C’est juste que son esprit n’est plus aussi vif qu’autrefois, résuma Gurder.

Masklinn ne dit rien. Il se dit que si l’esprit de l’Abbé était un peu émoussé actuellement, il avait dû être assez affûté pour trancher un courant d’air, dans le temps.

Les Modeux leur offrirent un guide pour les conduire à travers les régions limitrophes du soubassement. Les gnomes étaient rares, à cette altitude. La plupart préféraient vivre dans les étages plus peuplés, au-dessous.