On se serait cru dehors. De légères brises balayaient la poussière en rafales grises ; la seule lumière était celle qui filtrait par les interstices, çà et là. Dans les endroits les plus sombres, le guide dut craquer une allumette. C’était un gnome tout petit, qui souriait beaucoup et resta muet malgré les tentatives de Grimma pour engager la conversation.
— Où allons-nous ? s’enquit Masklinn, en regardant les empreintes qu’ils laissaient dans l’épais manteau de poussière.
— Vers les escaliers qui bougent, répondit Gurder.
— Qui bougent ? Comment ça ? Il y a des endroits du Grand Magasin qui se déplacent ?
Gurder eut un petit rire supérieur.
— Bien entendu, tout cela est nouveau pour toi. Il ne faut pas t’inquiéter si tu ne comprends pas tout.
— Ils bougent ou pas ? insista Grimma.
— Vous allez voir. C’est le seul que nous utilisions, voyez-vous. C’est un peu dangereux. Il faut rester en surface, vous comprenez. Ce n’est pas comme un ascenseur.
Le minuscule Modeux tendit le doigt vers les lointains, s’inclina et se hâta de disparaître.
Gurder les conduisit à travers une étroite fente de l’antique parquet, dans le désert brillamment éclairé d’un couloir, et là…
… L’escalier qui bouge.
Masklinn le contempla, hypnotisé. Des marches montaient du sol, en couinant d’inquiétante façon, et s’élevaient de plus en plus haut, en ronronnant.
— Mince, souffla-t-il.
C’était un piètre commentaire, mais rien d’autre ne lui venait à l’esprit.
— Les Modeux refusent de s’en approcher, leur dit Gurder. Ils le croient hanté par des esprits malins.
— Je les comprends, fit Grimma en frissonnant.
— Oh, ce ne sont que des superstitions. (Le teint de Gurder était blafard, et sa voix tremblait, en disant cela.) Aucune raison d’avoir peur.
Masklinn le regarda.
— Tu es déjà venu ici ?
— Oh, que oui. Des millions de fois. Souvent.
Saisissant un repli de sa chasuble, Gurder le tortilla entre ses doigts.
— Bon, alors, que fait-on ?
Gurder essayait de parler lentement, mais son débit commença à s’accélérer, malgré lui.
— Vous savez, les Modeux prétendent qu’Arnold Frères (fond. 1905) attend au sommet, voyez-vous, et que lorsqu’un gnome meurt…
Grimma observa pensivement la montée des marches et frissonna à nouveau. Puis elle s’élança.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’écria Masklinn.
— Je vérifie si c’est vrai ! répondit-elle. Sinon, on va y passer la journée !
Masklinn courut à sa poursuite. Gurder déglutit, regarda derrière lui, et s’empressa de les suivre à son tour.
Masklinn vit Grimma galoper vers la masse d’une marche qui montait. Soudain le sol se souleva sous ses pieds et elle commença à monter, elle aussi, en titubant pour tenter de conserver son équilibre. Le plancher poussa contre les pieds de Masklinn et le gnome s’éleva comme Grimma l’avait fait, à une marche de distance.
— Saute ! cria-t-il. On ne peut pas faire confiance à un terrain qui se déplace tout seul !
Le visage pâle de Grimma apparut au sommet de la contremarche.
— À quoi ça va servir ? s’enquit-elle.
— Eh bien, on pourra aller en discuter !
— Aller où ? demanda-t-elle en éclatant de rire. Tu as regardé en bas, récemment ?
Masklinn regarda en bas.
Il était déjà à plusieurs degrés de hauteur. La lointaine silhouette de Gurder, dont le visage n’était plus qu’une vague tache, prenait son courage à deux mains pour sauter à son tour sur une marche…
Arnold Frères (fond. 1905) ne les attendait pas au sommet.
Il n’y avait qu’un long couloir marron, bordé de portes. Sur certaines, figuraient des mots peints.
Grimma les attendait, par contre. Masklinn agita un doigt dans sa direction en descendant de sa marche d’un saut maladroit, marche qui s’escamota mystérieusement sous le plancher.
— Ne recommence jamais, jamais, ça ! s’écria-t-il.
— Si je ne l’avais pas fait, vous seriez encore en bas. Tu voyais bien que Gurder était paralysé par la peur ! rétorqua-t-elle.
— Mais il aurait pu y avoir toutes sortes de dangers, ici !
— Ah oui ? Quoi, par exemple ?
— Eh bien, tu aurais pu… (Masklinn hésita.) La question n’est pas là. Ce que je voulais dire…
C’est à ce moment que la marche de Gurder vint le faire rouler quasiment à leurs pieds. Ils l’aidèrent à se relever.
— Eh bien, voilà, conclut Grimma, guillerette. Nous sommes tous réunis, et tout va bien, tu vois ?
Gurder regarda autour de lui. Puis il toussota et rajusta sa tenue.
— J’ai un peu perdu l’équilibre, dit-il. Ces-escaliers qui bougent sont un peu délicats à l’emploi. Mais on finit par prendre la technique.
Nouveau toussotement, long regard vers le bout du couloir.
— Bon. Il vaudrait mieux se remettre en route, acheva-t-il.
Les trois gnomes avancèrent à pas de loup entre les deux rangées de portes.
— Est-ce qu’une d’elles appartient à Prix Sacrifiés ? s’enquit Grimma.
Bizarrement, ce nom semblait bien plus inquiétant, ici.
— Heu… non, répondit Gurder. Il réside parmi les chaudières, au sous-sol.
Il plissa les yeux pour lire l’inscription de la porte la plus proche.
— Celle-ci appartient à Comptabilité, déclara-t-il.
— C’est une bonne chose ou pas ? demanda Grimma en contemplant le mot peint sur le bois verni.
— Aucune idée.
Masklinn fermait la marche, tournant lentement sur lui-même pour surveiller tout le couloir. Le terrain était trop découvert. Pas d’abri, aucune cachette.
Il indiqua du doigt la rangée de grands objets rouges accrochés à mi-hauteur sur le mur d’en face. Gurder leur chuchota qu’il s’agissait de seaux.
— J’en ai vu des représentations dans Colin et Susan à la plage, leur confia-t-il.
— Qu’y a-t-il de marqué dessus ?
Gurder plissa les yeux.
— Incendie. Oh, misère. L’Abbé disait vrai. Des seaux à incendie !
— Un incendie dans un seau ? s’étonna Masklinn. Un seau à incendie ? Mais je ne vois pas de flammes.
— Il doit y en avoir à l’intérieur. Ils portent peut-être un couvercle. On trouve des haricots dans les conserves de haricots et de la confiture dans les pots de confiture. On doit forcément trouver des incendies dans les seaux à incendie, conclut Gurder sans entrer plus avant dans les détails. Venez.
Grimma regarda longuement ce mot-là, aussi. Ses lèvres bougeaient en silence tandis qu’elle se le répétait. Puis elle se hâta de rejoindre les deux autres.
Ils finirent par atteindre le bout du couloir. Là, se dressait une autre porte, dont la moitié supérieure était faite de verre.
Gurder leva les yeux pour la regarder.
— Je vois des mots, dessus, dit Grimma. Lis-les à voix haute. Il vaut mieux que je ne les regarde pas, ajouta-t-elle sur un ton suave, au cas où mon cerveau ferait boum !
Gurder déglutit.
— Ça dit : Arnold Frères (fond. 1905). D.H.K. Butterthwaite, Directeur général. Euh…
— Il est là ?
— Après tout, glissa Masklinn, serviable, il y a des haricots dans les conserves de haricots et des incendies dans les seaux à incendie. Regarde, la porte n’est pas fermée. Tu veux que j’aille voir ?
Gurder hocha la tête d’un air misérable. Masklinn alla jusqu’à la porte, s’appuya contre le vantail et poussa tant et si bien que ses muscles lui firent mal. Elle finit par bâiller légèrement.