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À l’intérieur, il n’y avait pas de lumière, mais grâce à la faible clarté qui traversait le panneau de verre depuis le couloir, il put voir qu’il pénétrait dans une vaste pièce. La moquette y était plus épaisse – on avait l’impression de patauger dans de l’herbe. À quelques mètres s’élevait un grand objet rectangulaire ; en le contournant, Masklinn découvrit une chaise. Peut-être était-ce là que siégeait Arnold Frères (fond. 1905).

— Arnold Frères (fond. 1905), où êtes-vous ? chuchota-t-il.

Quelques instants plus tard, ses deux compagnons l’entendirent les appeler. Ils passèrent la tête par l’entrebâillement de la porte.

— Où es-tu ? siffla Grimma.

— Là-haut, répondit Masklinn. Le grand machin en bois. Il y a des bidules qui dépassent, sur lesquels on peut grimper. C’est plein de choses, ici. Méfiez-vous en traversant la moquette, elle pourrait dissimuler des bêtes sauvages. Si vous attendez une minute, je vais vous aider à monter.

Ils se frayèrent un chemin dans l’épaisseur de la moquette et patientèrent avec quelque inquiétude au pied de la falaise de bois.

— C’est un bureau, annonça Gurder avec une autorité hautaine. Il y en a plein au rayon Mobilier. Une Affaire, Laqué Chêne Véritable à Cent pour Cent.

— Mais qu’est-ce qu’il fabrique, là-haut ? se demanda Grimma. J’entends des cliquetis.

— Une Touche Indispensable À Tout Foyer ! déclama Gurder comme s’il tirait un réconfort de ces mots. Notre Grande Variété de Styles Conviendra À Toutes Les Bourses.

— De quoi parles-tu ?

— Pardon. C’est le genre de textes qu’Arnold Frères (fond. 1905) inscrit sur les Annonces. Je me sens mieux quand je les récite.

— Et ça, là-haut ? Qu’est-ce que c’est ?

Il suivit des yeux la direction qu’elle indiquait.

— Ça ? C’est une chaise. Finition Pivotante Pour Un Look Cadre.

— Elle semble assez grande pour un humain, fit-elle d’un ton songeur.

— Je suppose que c’est là que s’assoient les humains quand Arnold Frères (fond. 1905) leur donne ses instructions.

— Hmm.

Il y eut un cliquetis au-dessus de sa tête.

— Désolé, lança Masklinn, ça m’a pris un certain temps pour tout assembler.

Gurder leva les yeux vers les hauteurs, et la chaîne brillante qui pendait désormais le long de la falaise de bois.

— Des trombones ! Je n’y aurais jamais pensé.

En se hissant jusqu’au sommet, ils trouvèrent Masklinn en train d’explorer la surface polie, titillant des objets de la pointe de l’épieu. D’un air négligent, Gurder expliqua qu’ici, c’était du papier, et là, des choses pour faire des marques.

— Bon. Arnold Frères (fond. 1905) ne semble pas être dans les parages, constata Masklinn. Peut-être qu’il est allé se coucher, ou je ne sais quoi.

— L’Abbé l’a vu ici, une nuit, assis à ce bureau, justement, rappela Gurder. Il veillait sur le Grand Magasin.

— Quoi, assis sur cette chaise ? demanda Grimma.

— Oui, je suppose.

— Alors, il est très grand, non ? insista Grimma, impitoyable. D’une taille quasiment humaine ?

— Oui, plus ou moins, acquiesça Gurder à contrecœur.

— Hmm.

Masklinn découvrit un câble de la grosseur de son bras qui serpentait sur le dessus du bureau. Il le suivit.

— S’il est de forme humaine, s’il a une taille humaine, continua Grimma, alors, peut-être que c’est un…

— Et si nous voyions ce qu’on peut dénicher, par ici ? s’empressa de proposer Gurder.

Il alla vers une pile de papiers et commença à lire la feuille du dessus à la clarté pâle qui tombait du couloir. Il lut lentement, d’une voix très forte.

— « Groupe Arnco, constitué d’Arnco Développements (UK), UniTélé Arnco-Schultz (Hambourg) AG, Lignes aériennes Arnco, Disques Arnco, Compagnie générale de Cinéma Arnco, Investissements Pétroliers Arnco, Éditions Arnco et Arnco Distribution UK, SA ».

— Fichtre, commenta Grimma d’un ton neutre.

— Il y a encore autre chose, s’enthousiasma Gurder. C’est écrit en lettres beaucoup plus petites, peut-être qu’elles sont prévues à notre intention. Écoute tous ces noms. « Arnco Distribution UK (SA) regroupe la Générale d’Entrepôts SA, les Peintures et Teintures Grimethorpe, les Balayeuses Mécaniques Vit’Prop (SA) et… et… et… »

— Quelque chose ne va pas ?

— … « Arnold Frères (fond. 1905). »

Gurder leva les yeux.

— Qu’est-ce que tu crois que ça signifie ? Que BONNES AFFAIRES NOUS PROTÈGE ! !

Une lumière venait de s’allumer. Elle plongea sur les deux gnomes, blanche et brûlante, si bien qu’ils se retrouvèrent au centre de la mare noire créée par leur ombre.

Gurder contemplait avec une terreur abjecte le globe aveuglant qui s’était matérialisé au-dessus d’eux.

— Désolé, je crois que c’est ma faute, fit la voix de Masklinn dans l’ombre. J’ai trouvé ce machin qui ressemble un peu à un levier et quand j’ai appuyé dessus, ça a fait clic. Désolé.

— Ahaha, rit Gurder d’un rire sans joie. Une lumière électrique. Bien entendu. Ahaha. Ça m’a fait sursauter, sur le coup.

Masklinn apparut dans le cercle de clarté et regarda la feuille de papier.

— Je t’ai entendu lire. Tu as trouvé quelque chose d’intéressant ?

Gurder étudia de nouveau les lignes imprimées.

— « À l’attention du personnel », lut-il. « Comme vous devez le savoir, les résultats financiers du grand magasin au cours de ces dernières années n’ont pas été au niveau des espérances formulées. Cette immense bâtisse, parfaitement adaptée aux exigences de la clientèle posée de 1905, ne convient plus au monde trépidant des années 90. Comme vous le savez tous, nous avons subi des revers en Bourse et l’ouverture de nouveaux grands points de vente dans la ville a provoqué une diminution de clientèle. Notre regret d’apprendre la fermeture d’Arnold Frères, qui fut à l’origine de la réussite d’Arnco, sera adouci, je n’en doute pas, par la nouvelle que le Groupe a l’intention de remplacer le magasin par un hypermarché Arnco Hypersoldes, qui s’ouvrira bientôt dans le centre commercial Neil Armstrong. C’est pourquoi le grand magasin fermera ses portes à la fin de ce mois et sera rapidement démoli pour céder la place à un fabuleux Complexe de Loisirs Arnco… »

Gurder se tut, et enfouit sa tête dans ses mains.

— Les mêmes mots, là aussi, constata Masklinn d’une voix lente. Fermeture. Démoli.

— Ça veut dire quoi, loisirs ? s’enquit Grimma.

Le Papeteri l’ignora. Masklinn la prit doucement par le bras.

— Je crois qu’il voudrait rester seul un moment, dit-il.

Il promena la pointe de son épieu sur la vaste feuille de papier, y traçant une rainure qui lui permit de la replier jusqu’à ce qu’elle devienne plus maniable.

— Je suppose que l’Abbé tiendra à voir ça par lui-même. Il ne nous croirait jamais si nous…

Il se tut. Grimma regardait par-dessus son épaule. Il se retourna et, par la vitre de la grande porte, vit le couloir qui s’étendait au-delà. On y apercevait une ombre. Une silhouette humaine. Qui grandissait sans cesse.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Grimma.

— Prix Sacrifiés, je crois, dit-il en empoignant son épieu.

Ils tournèrent les talons et coururent rejoindre Gurder.

— Quelqu’un vient par ici, chuchota Masklinn. Regagnons le plancher, vite !

— Démoli ! se lamenta Gurder, les bras serrés autour de lui, en se balançant d’un côté à l’autre. Tout doit disparaître ! Dernières Réductions ! Nous sommes tous condamnés !