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— C’est ça, c’est ça. Tu penses que tu pourrais descendre avec nous, et être condamné sur le plancher ?

— Il n’est pas dans son état normal, tu vois bien, intervint Grimma. Allons, ajouta-t-elle d’une voix abominablement guillerette. Hop là !

Elle le prit à bras-le-corps et le transporta jusqu’à l’échelle de trombones. Masklinn les suivit à reculons, les yeux rivés sur la porte.

Il pensait : il a dû voir la lumière. La pièce devrait être dans le noir, et il y a de la lumière. Mais je n’arriverai jamais à éteindre à temps. De toute façon, ça ne changerait rien. Je ne crois pas en un démon appelé Prix Sacrifiés, et pourtant, le voilà. Quel drôle de monde !

Il se glissa dans l’ombre de la pile de papiers et attendit.

À peu près au niveau du plancher, les faibles protestations de Gurder s’interrompirent subitement. Peut-être que Grimma l’avait assommé avec quelque chose. Elle avait un don pour suivre les conseils dictés par le bon sens, dans les cas d’urgence.

La porte s’ouvrit, très lentement. Oui, c’était bien une silhouette. Un humain vêtu de bleu, apparemment. Masklinn n’était pas expert en physionomie humaine, mais celui-ci n’avait pas l’air très content. Dans une main, il serrait un tube de métal. De la lumière sortait par l’une des extrémités. Sa terrible lumière, songea Masklinn.

La silhouette s’approcha, de cette lente démarche de somnambule caractéristique des humains. Masklinn se pencha pour regarder au coin de la pile de papiers, fasciné malgré lui. Son regard plongea dans un immense visage rond et rouge, il en sentit l’haleine et vit le chapeau à visière.

Il avait appris que les humains du Grand Magasin portaient leur nom sur de petits insignes, parce que – lui avait-on expliqué – ils étaient si bêtes que c’était pour eux la seule façon de s’en souvenir. Le nom de cet humain figurait sur son couvre-chef. Masklinn plissa les yeux et déchiffra les lettres d’après leur forme : S… É… C… U… R… I… T… E… L’humain portait une moustache blanche.

Le nouveau venu se redressa et commença à arpenter la pièce. Ils ne sont pas idiots, se dit Masklinn. Il est assez intelligent pour comprendre que la lumière devrait être éteinte et il veut savoir pourquoi elle ne l’est pas. Il va découvrir les autres, s’il regarde dans la bonne direction. Même un humain peut les apercevoir.

Il empoigna son épieu. Les yeux, se répéta-t-il, il faut que je vise les yeux…

Sécurité parcourut la pièce à une allure onirique, inspectant les placards, regardant dans les coins. Puis il repartit en direction de la porte.

Masklinn osa de nouveau respirer et, à cet instant précis, la voix hystérique de Gurder monta du sol.

— C’est bien lui, c’est Prix Sacrifiés ! Oh, Bonnes Affaires, sauve-nous ! Nous sommes tous mmphmmphmmph…

Sécurité s’arrêta. Il se retourna, une expression de stupeur se répandant sur son visage aussi lentement qu’une coulée de mélasse.

Masklinn se tassa encore plus dans l’ombre. Ça y est, se dit-il. Si je peux prendre assez d’élan pour l’atteindre…

Derrière la porte, quelque chose commença à rugir. Ça faisait presque autant de bruit qu’un camion. L’humain ne sembla pas s’en inquiéter. Il ouvrit simplement la porte et regarda au-dehors.

Une humaine occupait le couloir. Elle paraissait plutôt âgée (pour autant que Masklinn puisse en juger), portait un tablier rose orné de fleurs et était chaussée de pantoufles. D’une main, elle brandissait un plumeau. De l’autre…

Eh bien, de l’autre, elle semblait retenir un être rugissant, un genre de sac à roulettes. Il bondissait sans cesse sur la moquette, mais elle gardait la main sur une canne et le tirait sans arrêt en arrière.

Sous les yeux de Masklinn, elle donna un coup de pied à la créature. Le rugissement mourut tandis que Sécurité adressait la parole à l’humaine. Aux oreilles de Masklinn, cette conversation ressemblait à un duel de cornes de brume.

Masklinn courut au bord du bureau et dévala la chaîne de trombones, perdant prise plus d’une fois dans sa hâte. Les deux autres l’attendaient dans l’ombre du bureau. Les yeux de Gurder riboulaient : Grimma gardait une main fermement plaquée sur sa bouche.

— Filons d’ici pendant qu’il regarde dans l’autre direction ! lança Masklinn.

— Comment ? La porte est la seule issue ! répliqua Grimma.

— Mmphmmph !

— Dans ce cas, cherchons au moins un refuge plus sûr. (Masklinn inspecta les vastes étendues de moquette.) Il y a une espèce de placard là-bas.

— Mmphmmph !

— Et lui ? Qu’est-ce qu’on va en faire ?

— Bon, écoute, expliqua Masklinn au visage terrifié de Gurder. Tu ne vas pas encore nous seriner tes histoires de condamnation ? Sinon, désolés, mais on va devoir te bâillonner.

— Mmph.

— Promis ?

— Mmph.

— Bon, d’accord. Retire ta main.

— C’était Bonnes Affaires ! chuinta Gurder, en proie à une grande agitation.

Grimma regarda Masklinn.

— Je l’empêche encore de parler ?

— Qu’il raconte ce qu’il veut, du moment que c’est à voix basse. Ça le soulage probablement. Il a dû subir un choc.

— Bonnes Affaires est venue nous protéger ! Avec son grand Buveur d’Âmes rugissant…

Le front de Gurder se plissa de perplexité.

— C’était un nettoie-moquette, non ? poursuivit-il sur un ton plus modéré. J’avais toujours cru que c’était un instrument magique, et c’est un simple nettoie-moquette. On en voit des tas au rayon Électro-Ménager. Plus Puissant, Pour Nettoyer Votre Moquette En Profondeur.

— Très bien. J’en suis ravi. Bon, maintenant, comment on s’en va d’ici ?

Une inspection à l’arrière des placards d’archives mit en évidence une fente dans le parquet, juste assez large pour pouvoir s’y glisser, au prix de quelques efforts. Le retour demanda une demi-journée de voyage, en partie parce que Gurder faisait périodiquement halte pour s’asseoir et fondre en larmes, mais surtout parce qu’ils furent contraints d’emprunter la voie des murs pour redescendre. Les cloisons étaient creuses, aménagées par les Modeux à l’aide d’un système de fils électriques et de bouts de bois, mais l’entreprise restait pénible. Ils émergèrent sous le rayon Mode Enfantine. Gurder avait enfin recouvré son calme et il commanda avec hauteur de la nourriture et une escorte.

Et ainsi ils regagnèrent enfin le rayon Papeterie.

Juste à temps.

Mémé Morkie leva les yeux, quand on introduisit les trois gnomes dans la chambre de l’Abbé. Elle était assise au bord du lit, les mains sur les genoux.

— Ne faites pas trop de bruit, leur demanda-t-elle. Il est très malade. Il raconte qu’il est en train de mourir. Je suppose qu’il est bien placé pour le savoir.

— Mourir ? De quoi ? s’enquit Masklinn.

— Il meurt d’être resté vivant tellement longtemps.

L’Abbé gisait entre ses coussins, tout ridé et encore plus petit que dans les souvenirs de Masklinn. Il serrait le Truc dans deux mains maigres comme des serres.

Il regarda Masklinn et, avec un énorme effort, lui fit signe d’approcher.

— Il faut que tu te penches, lui dit Mémé. Il a la voix toute rauque, le pauvre.

L’Abbé saisit doucement Masklinn par l’oreille et l’attira vers sa bouche.

— Une femme admirable, susurra-t-il. Pétrie de grandes qualités, je n’en doute pas une minute. Mais par pitié, renvoyez-la avant qu’elle me fasse prendre d’autres médicaments.

Masklinn hocha la tête. Les remèdes de Mémé, composés d’herbes et de racines simples, honnêtes et, dans l’ensemble, quasi vénéneuses, opéraient de vrais miracles. Une seule dose de son sirop contre le mal de ventre garantissait que vous ne vous plaindriez jamais plus de semblables douleurs. À sa façon, c’était une sorte de remède.