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On les conduisit au rayon Jardinage. C’était un endroit étonnant pour Masklinn. On aurait dit un Dehors dont on avait retiré tous les aspects désagréables. La seule lumière était la clarté pâle des soleils intérieurs, qui restaient allumés toute la nuit. Il n’y avait ni vent ni pluie, et il n’y en aurait jamais. On y trouvait de l’herbe, mais c’était une simple toile peinte en vert avec des brins hérissés à la surface. Des sachets de graines s’élevaient en falaises prodigieuses, chacun porteur d’une image que Masklinn soupçonnait d’affabulation. Elle dépeignait des fleurs, mais qui ne ressemblaient à rien de connu de lui.

— Le Dehors est comme ça ? demanda le jeune prêtre qui les guidait. On dit, on dit, euh… on dit que vous y avez été. On dit que vous l’avez vu.

Il semblait rempli d’espoir.

— Il y avait davantage de verts et de bruns, répondit Masklinn d’un ton morne.

— Et des fleurs ?

— Quelques-unes, reconnut Masklinn. Mais pas comme celles-ci.

— Moi, j’en ai vu une fois, des comme ça, intervint Torritt.

Puis il se tut, conduite rare chez lui.

On les fit contourner la masse d’une tondeuse à gazon géante et là…

Il y avait des gnomes. De gigantesques gnomes dodus. Des effigies peintes de gnomes, avec de bonnes joues rouges. Certains tenaient des cannes à pêche ou des pelles. D’autres poussaient des brouettes colorées. Et tous, sans exception, souriaient.

La tribu resta un moment muette.

Puis Grimma souffla d’une voix très basse :

— Quelle horreur !

— Oh, non ! protesta le prêtre. C’est miraculeux ! Arnold Frères (fond. 1905) vous renvoie tout beau et tout neuf, et ensuite vous quittez le Grand Magasin pour un endroit merveilleux !

— Il n’y a pas de femme, observa Mémé. C’est quand même une consolation.

— Ah, certes… répondit le prêtre, apparemment un peu gêné. La question a toujours été sujette à débat, nous ne sommes pas certains de la raison, mais nous pensons…

— Et ils ne ressemblent à personne, déclara Mémé. Ils ont tous la même tête.

— Eh bien, oui, voyez-vous…

— Il ferait beau voir que je revienne comme ça. Si c’est pour revenir comme eux, pas question de partir.

Le prêtre était au bord des larmes.

— Non, mais…

— J’en ai vu un qui ressemblait à ça, un jour.

C’était de nouveau le vieux Torritt. Son visage avait une couleur de cendre et il tremblait.

— Oh, toi, tais-toi donc, dit Mémé. Tu n’as rien vu du tout.

— Mais si, fit Torritt. Quand j’étais tout gamin, Pépé Dimpo nous a conduits avec d’autres à travers champs, de l’autre côté du bois, et il y avait plein de ces grandes maisons de pierre où vivent les humains. Sur le devant, s’étendaient de petits champs remplis de fleurs pareilles à celles qu’ils ont ici, avec de l’herbe toute courte et des bassins où nageaient des poissons orange, et on a vu un machin comme ça. Il était assis sur un champignon de pierre à côté d’un des bassins.

— C’est pas vrai, fit Mémé, automatiquement.

— Si, c’est vrai, répliqua Torritt d’un ton égal. Et je me souviens que Pépé a dit : « C’est pas une vie d’être dehors comme ça par tous les temps. Les oiseaux vous font des saletés sur le chapeau, les chiens vous lèvent la patte dessus… » Il nous a raconté que c’était un gnome géant qui, à force d’attendre dehors si longtemps sans rien pêcher, avait été changé en pierre. Et il a ajouté : « Sale façon d’y passer, c’est pas fait pour moi, les p’tits gars. Quand mon tour viendra, je veux que ça soit rapide. » À ce moment-là, y a un chat qui lui a sauté dessus. Vous parlez d’une ironie.

— Et après ? demanda Masklinn.

— Oh, on lui a donné une bonne leçon à coups d’épieu, on a ramassé Pépé et on a tous fout… (un coup d’œil à l’expression sévère de Mémé Morkie) fichu le camp à toute allure.

— Non, non ! se lamenta le prêtre. Ce n’est pas comme ça que ça se passe, pas du tout !

Et il commença à sangloter. Mémé hésita un instant, puis elle lui tapota gentiment le dos.

— Allons, allons, dit-elle. Remettez-vous. Ce vieux fou raconte toutes les bêtises qui lui passent par la tête.

— C’est pas… commença Torritt.

Le coup d’œil d’avertissement de Mémé coupa sa phrase tout net.

Ils rentrèrent à pas lents, en essayant de chasser de leur esprit les terribles idoles de pierre. Torritt était à la traîne, grommelant comme un orage en bout de course.

— Mais si, je l’ai vu, je vous dis, marmonnait-il. Un grand machin immense, tout rigolard, assis sur son champignon de pierre à gros pois. Je l’ai bien vu. D’accord, j’y suis jamais revenu. Prudence est mère de sûreté, j’l’ai toujours dit. Mais pour l’avoir vu, ça, j’l’ai vu.

Il semblait généralement entendu que Gurder deviendrait le nouvel Abbé. Le défunt avait laissé des instructions très strictes. Personne ne paraissait vouloir les contester.

Le seul qui ne soit pas d’accord, en fin de compte, c’était Gurder.

— Pourquoi moi ? Je n’ai jamais voulu diriger qui que ce soit ! Et puis… entre nous… (Il baissa la voix.) Il m’arrive de douter, parfois. Je suis sûr que le vieil Abbé le savait. Je ne comprends pas pourquoi c’est moi qu’il a désigné pour une telle charge.

Masklinn ne dit rien. Il lui était venu à l’idée que l’Abbé avait pu avoir une raison bien précise en tête. Peut-être l’heure était-elle venue de douter un peu. Peut-être était-il temps de considérer Arnold Frères (fond. 1905) avec un point de vue différent.

Ils étaient debout à une extrémité de la grande salle du soubassement que les Papeteri réservaient aux réunions importantes ; c’était le seul endroit du Grand Magasin, à l’exception de l’Alimentation, où il était strictement interdit de se battre. Les chefs des familles, dirigeants des rayons et des sous-rayons, s’y pressaient. S’ils n’avaient pas l’autorisation de porter des armes, ils ne s’en snobaient pas moins à mort à la plus petite occasion.

Les amener à envisager la moindre concertation aurait été impensable sans les Papeteri. Curieux, quand on y réfléchissait. Les Papeteri ne détenaient aucun pouvoir réel, mais toutes les familles avaient besoin d’eux et personne ne les craignait. C’est ainsi qu’ils pouvaient survivre et, d’une certaine façon, diriger tout le monde. Par principe, un Merceri n’écoutait jamais une parole sensée si c’était un Quincailleri qui la proférait. Mais il prêtait l’oreille quand l’orateur était un Papeteri ; tout le monde savait que les Papeteri n’étaient inféodés à aucun parti.

Masklinn se tourna vers Gurder.

— Il faut nous entretenir avec un Quincailleri. Ce sont eux qui contrôlent l’électrique, non ? Et le nid de camions.

— Le comte de Quincailleri est là-bas, indiqua Gurder. Le grand maigre, avec la moustache. Ce n’est pas quelqu’un de très pieux. Il ne connaît pas grand-chose à l’électrique, ceci dit.

— Mais tu m’avais bien dit que…

— Oh, les Quincailleri, oui. Le petit personnel, les serviteurs et tout ça. Mais pas des gens comme le comte. Miséricorde ! (Gurder sourit.) Tu ne t’imagines quand même pas que le duc de Merceri a jamais touché à une paire de ciseaux, ou que la baronne d’Égustation va en personne se découper sa nourriture ?

Il regarda Masklinn de côté.

— Toi, tu as un plan. Je me trompe ?

— Non. Enfin, c’est très vague.

— Alors, qu’est-ce que tu vas leur raconter ?

Masklinn tripota distraitement la pointe de son épieu.

— La vérité. Je vais leur dire qu’ils peuvent quitter le Grand Magasin et tout emporter avec eux. Je crois que c’est possible.