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Gurder se frotta le menton.

— Hmm, je le suppose, en effet. Si tout le monde se charge de toute la nourriture et de toutes les affaires qu’il est capable de soulever. Mais les provisions s’épuiseront rapidement et puis, en plus, on ne peut pas transporter l’électrique. Ça vit dans des fils, tu sais.

— Combien de Papeteri savent lire l’humain ? demanda Masklinn en ignorant ces commentaires.

— Nous savons tous un peu, bien entendu. Mais nous ne sommes que quatre à lire couramment, si tu tiens à le savoir.

— Ça ne suffira pas, je le crains.

— En fait, c’est un truc à prendre. Tout le monde n’en est pas capable. Mais qu’est-ce que tu mijotes ?

— Un moyen de faire sortir tout le monde, tout le monde. En transportant tout ce dont nous aurons besoin, assez pour ne jamais manquer.

— Mais le poids de tout ça va être écrasant !

— Non, en fait. Les choses qu’ils transporteront ne pèsent rien, pour l’essentiel.

Gurder commença à s’inquiéter.

— Ce n’est pas une nouvelle combine farfelue de Dorcas ?

— Non.

Masklinn se sentait au bord de l’explosion. Sa tête n’était pas assez vaste pour contenir toutes les choses que lui avait racontées le Truc.

Et il était le seul à savoir. Oh, l’Abbé l’avait appris, lui aussi, et il était mort avec des yeux pleins d’étoiles, mais même lui n’avait pas compris. La galaxie ! Le vieillard avait cru qu’il ne s’agissait que d’un grand débarras en dehors du Grand Magasin, que c’était simplement le plus grand de tous les rayons. Peut-être que Gurder non plus ne comprendrait pas. Il avait passé toute son existence sous un toit. Il n’avait aucune notion des distances mises en jeu.

Masklinn se sentit gonflé d’une petite vague d’orgueil. Les gnomes du Grand Magasin ne pouvaient pas comprendre ce que racontait le Truc, parce qu’ils n’avaient aucune expérience de ces choses. Pour eux, la longueur séparant les deux extrémités du Grand Magasin représentait la plus vaste mesure possible en ce bas monde.

Ils n’assimileraient jamais l’idée que les étoiles, par exemple, étaient beaucoup plus loin que ça. Même en courant sans arrêt, il faudrait probablement des semaines pour les atteindre.

Il devrait aborder la question en douceur.

Les étoiles ! Et il y a longtemps, très longtemps, les gnomes avaient voyagé de l’une à l’autre sur des machins à côté desquels les camions paraissaient minuscules – des machins construits par les gnomes. Et un de ces grands vaisseaux, pendant l’exploration d’une petite étoile aux confins de nulle part, avait envoyé un vaisseau de moindre taille atterrir sur le monde des humains.

Mais quelque chose avait mal tourné. Masklinn n’avait pas bien compris ce passage, sauf que le bidule qui déplaçait les vaisseaux était très, très puissant. Mais il y avait quand même eu des centaines de survivants. L’un d’entre eux, en fouillant les décombres, avait retrouvé le Truc. Sans électricité pour le nourrir, ça ne servait à rien, mais les gnomes l’avaient gardé, malgré tout, parce que c’était la machine qui pilotait le vaisseau.

Et les générations s’étaient succédé, et les gnomes avaient tout oublié, sauf que le Truc était important.

Ça suffisait à la capacité d’une seule tête, selon Masklinn. Mais ce n’était pas le plus important, ce n’était pas cette histoire qui lui faisait bouillir le sang et lui mettait des fourmis dans les doigts.

Le plus important, le voilà : le grand vaisseau, celui qui pouvait naviguer entre les étoiles, était encore là-haut, quelque part. Des machines semblables au Truc l’entretenaient, en attendant patiemment le retour des gnomes. Pour elles, le Temps n’était rien. Certaines machines balayaient les immenses couloirs, d’autres fabriquaient de la nourriture, observaient les étoiles et comptabilisaient calmement les heures et les minutes dans le gouffre sombre et désert du vaisseau.

Et elles attendraient éternellement. Le Temps n’avait pour elles aucune signification, c’était simplement une valeur qu’on mesure et qu’on enregistre. Elles attendraient jusqu’à ce que le soleil s’éteigne et que la lune meure, en réparant méticuleusement le vaisseau et en le tenant prêt pour le retour des gnomes.

Pour les ramener chez eux.

Et pendant qu’elles nous attendaient, songea Masklinn, nous avons tout oublié d’elles, nous avons tout oublié de nous, et nous avons vécu sous terre, dans des terriers.

Il savait ce qu’il devait faire. Bien sûr, c’était une tâche impossible. Mais il en avait l’habitude. Traîner un rat depuis la forêt jusqu’au terrier avait été impossible. Mais le traîner sur une petite distance ne l’était pas. Alors, c’est ce qu’il fallait faire. Ensuite, on se reposait et on le traînait encore un peu plus loin… Pour accomplir une tâche impossible, on la débitait en petits bouts de tâches simplement très difficiles, qu’on divisait ensuite en tâches horriblement pénibles, qu’on segmentait à leur tour en travaux délicats et ainsi de suite…

Le plus difficile serait probablement de faire comprendre aux gnomes ce qu’ils avaient été jadis et qu’ils pouvaient redevenir.

Oui, il avait un plan. Enfin, au départ, c’était le plan du Truc, mais Masklinn l’avait tellement tourné et retourné dans sa tête qu’il s’en sentait désormais propriétaire. C’était probablement un plan irréalisable. Mais on ne le saurait jamais, si on n’essayait pas.

Gurder l’observait d’un œil méfiant.

— Euh… commença Masklinn. Mon plan…

— Oui ? l’encouragea Gurder.

— L’Abbé m’a raconté que les Papeteri avaient toujours essayé de faire coopérer tous les gnomes et de les empêcher de se quereller.

— Tel a toujours été notre souhait, oui.

— Eh bien, pour mon plan, il va falloir qu’ils travaillent ensemble.

— Parfait.

— Seulement, ça m’étonnerait beaucoup qu’ils apprécient.

— Tu es injuste ! De quel droit supposes-tu de telles choses ?

— Je crois que tu vas te moquer.

— Le meilleur moyen de le savoir, c’est de me le dire.

Masklinn lui expliqua. Quand la stupeur de Gurder se fut dissipée, il éclata de rire, sans pouvoir s’arrêter.

Puis il aperçut l’expression sur le visage de Masklinn et stoppa net.

— Tu n’es pas sérieux ? demanda-t-il.

— Voyons les choses sous un autre angle : est-ce que tu as un meilleur plan à proposer ? Est-ce que tu me soutiendras ?

— Mais comment veux-tu… comment des gnomes… Est-ce qu’il est même envisageable de… ?

— Nous trouverons un moyen. Avec l’aide d’Arnold Frères (fond. 1905), bien entendu, ajouta-t-il avec diplomatie.

— Oh, bien sûr, répondit Gurder d’une voix menue, avant de se reprendre. Bon, si je veux devenir le nouvel Abbé, je dois prononcer un discours. C’est ce qu’on attend de moi. Des déclarations générales de bonnes intentions, ce genre de choses. On en reparlera. Il faudra y réfléchir à tête reposée dans un environnement plus calme, comme…

Masklinn secoua la tête. Gurder déglutit.

— Tu veux dire… tout de suite ? demanda-t-il.

— Oui. Tout de suite. Il faut leur dire maintenant.

8

I. Or donc, les Chefs des gnomes s’assemblèrent, et l’Abbé Gurder leur dit : Oyez les paroles de l’Étranger.

II. Et grande fut la colère de certains, car ils dirent : C’est un Étranger, en effet ; par conséquent, pourquoi l’écouterions-nous ?