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La baronne regarda le comte. Il opina, aussi opina-t-elle également avant de prendre la parole :

— J’aimerais simplement demander à la jeune fille si elle se sent bien. Après toute cette lecture, je veux dire.

— Je ne connais que quelques mots, s’empressa de préciser Grimma. Droite, gauche et bicyclette, par exemple.

— Et vous n’avez ressenti aucune tension sous votre crâne ? insista la baronne en choisissant ses termes.

— Pas vraiment, m’dame.

— Hmm. Voilà une nouvelle passionnante, jugea la baronne en fixant Gurder.

Le nouvel Abbé s’assit.

— Je… Je… bafouilla-t-il.

Intérieurement, Masklinn se permit un gémissement. Il avait pensé qu’apprendre à conduire, apprendre comment fonctionnait un camion, apprendre à lire, seraient des tâches difficiles, mais ce n’étaient que… que de simples travaux délicats. On pouvait cataloguer toutes les difficultés dès le départ. En s’acharnant suffisamment, on finirait bien par les surmonter. Mais il avait eu raison : le plus gros obstacle allait venir des gens eux-mêmes.

Finalement, il y en eut vingt-huit.

— Insuffisant, jugea Grimma.

— C’est un début, répondit Masklinn. Je crois que nous en obtiendrons d’autres avec le temps. Il faut que tous apprennent à lire. Pas de façon parfaite, mais assez bien pour se débrouiller. Ensuite, les cinq meilleurs doivent apprendre à enseigner aux autres.

— Comment as-tu eu l’idée de tout ça ?

— C’est le Truc qui me l’a appris. On appelle ça l’analyse du chemin critique. En clair, il y a toujours une chose par laquelle tu aurais dû commencer. Par exemple, si tu veux construire une maison, il faut savoir fabriquer des briques, mais avant de fabriquer des briques, il faut savoir quelle sorte d’argile on utilise. Et ainsi de suite.

— C’est quoi, l’argile ?

— J’en sais rien.

— Et les briques ?

— Chuis pas sûr.

— Bon. Et une maison, alors ?

— Là, j’ai pas encore tout compris, répondit Masklinn. Mais, de toute façon, c’est capital. L’analyse du chemin critique. Et il y a aussi l’entretien de la progression.

— Et c’est quoi, ça ?

— Je crois que ça veut dire engueuler les gens : « Comment, c’est pas encore fini ? » (Masklinn baissa le regard vers ses pieds.) Je crois qu’on peut confier ce rôle à Mémé Morkie. Je ne pense pas que la lecture l’intéressera énormément, mais quand il s’agit de crier un bon coup, elle n’a pas son pareil.

— Et moi, dans tout ça ?

— Je veux que tu apprennes encore mieux à lire.

— Mais pourquoi ?

— Parce que nous devons apprendre à penser.

— Mais je sais déjà, moi !

— Chuis pas sûr. Enfin, je veux dire, oui, d’accord, tu sais, mais il y a des choses auxquelles nous sommes incapables de penser, parce que nous ne connaissons pas les mots qui conviennent. Comme les gnomes du Grand Magasin. Ils ne savent même pas à quoi ressemblent vraiment la pluie et le vent !

— Je sais. J’ai essayé d’expliquer la neige à la baronne, mais…

Masklinn opina.

— Tu vois bien. Ils ne savent pas, et ils ne savent même pas qu’ils ne savent pas. Et nous ? Qu’est-ce que nous ne savons pas ? Il faudrait lire tout ce qu’on trouve. Gurder n’aime pas trop ça. Il répète que la lecture devrait être le domaine réservé des Papeteri. Mais leur problème, c’est qu’ils ne cherchent pas à comprendre.

Gurder avait été furieux.

— Lire ? s’était-il exclamé. Tous les gnomes vont venir ici, jusqu’aux plus stupides, et ils vont user les textes à force de les regarder ! Vas-y, ne te gêne pas, distribue tous nos secrets à la cantonade ! Apprends-leur aussi à écrire, tant que tu y es !

— On verra ça plus tard, répondit doucement Masklinn.

— Hein ?

— Ça a moins d’importance, tu comprends.

Gurder donna un coup de poing dans le mur.

— Nom d’Arnold Frères (fond. 1905) ! Pourquoi est-ce que tu ne m’as pas d’abord demandé la permission ?

— Tu me l’aurais accordée ?

— Bien sûr que non !

— Eh bien voilà. C’est pour ça.

— Quand j’ai dit que je t’aiderais, je ne m’attendais pas à en arriver là ! hurla Gurder.

— Moi non plus ! contra Masklinn.

Le nouvel Abbé s’arrêta net.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je croyais que tu m’aiderais, répondit simplement Masklinn.

Gurder sembla se dégonfler.

— Bon, bon. Tu sais bien que je ne peux plus m’y opposer, maintenant, pas devant tout le monde. Fais ce que tu dois faire. Prends tous les gens dont tu auras besoin.

— Parfait. Quand peux-tu te mettre à l’ouvrage ?

— Moi ? Mais…

— Tu le dis toi-même : tu es le meilleur lecteur.

— Oui, bien entendu, c’est le cas, mais…

— Parfait.

Ils s’habituèrent à ce mot, avec le temps. Masklinn savait le moduler sur un ton qui indiquait que tout était réglé et qu’il était inutile d’y revenir.

Gurder moulina des mains de façon encore plus frénétique.

— Que veux-tu que je fasse ?

— Combien de livres y a-t-il ?

— Des centaines ! Des milliers !

— Est-ce que tu sais de quoi ils parlent tous ?

Gurder le regarda avec une totale hébétude.

— Mais tu réalises ce que tu es en train de me demander ?

— Non, mais je veux le savoir.

— Ils parlent de tout ! Tu n’imagines pas ! Ils sont remplis de mots que je ne comprends pas moi-même.

— Est-ce que tu peux dénicher un bouquin qui t’aidera à comprendre les mots que tu ne comprends pas ? demanda Masklinn.

C’est de l’analyse du chemin critique, se dit-il. Bon sang, je fais ça sans même y penser.

Gurder hésita.

— C’est une suggestion pertinente, reconnut-il.

— Je veux tout savoir sur les camions, sur l’électrique et sur la nourriture. Et ensuite, je veux que tu me trouves un livre qui parlera… qui parlera…

— Eh bien ?

Masklinn parut désemparé.

— Y a-t-il un livre qui nous dira comment des gnomes peuvent conduire un camion conçu pour les humains ?

— Tu ne sais pas ça, toi ?

— Pas… vraiment. J’espérais un peu qu’on trouverait la solution le moment venu.

— Mais tu nous as dit qu’il suffisait d’apprendre le Code de la Route !

— O… oui. Et le livre affirme qu’on doit connaître le Code de la Route avant de savoir conduire. Mais j’ai tout de même l’impression que ça n’est peut-être pas aussi simple.

— Bonnes Affaires ! Protégez-nous !

— Je le souhaite, répondit Masklinn. De tout mon cœur.

Enfin vint l’heure de mettre les connaissances à l’épreuve de la pratique.

Le nid de camions était glacé et empestait les sens. Et si les gnomes tombaient de leur poutrelle, le sol était vraiment très loin. Masklinn s’efforça de ne pas regarder vers le bas.

Au-dessous d’eux se trouvait un camion. Il paraissait beaucoup plus grand ici que Dehors. Énorme et rouge, farouche dans la pénombre.

— On est assez loin, jugea Masklinn. Nous sommes juste au-dessus du bout qui dépasse où s’assoit le conducteur.

— La cabine, intervint Angalo.

— C’est ça. La cabine.

L’arrivée d’Angalo avait surpris tout le monde. Il était apparu dans le rayon Papeterie, le souffle court, le visage rubicond, et avait exigé d’apprendre à lire.