Pour pouvoir étudier les camions.
Ces engins le fascinaient.
— Mais ton père est opposé à toute notre entreprise, avait fait remarquer Masklinn.
— C’est sans importance, répliqua vertement Angalo. Ce n’est rien pour vous, vous y avez été, là-bas ! Moi, je veux voir tout ça, je veux aller Dehors, je veux savoir si c’est vrai !
Il avait manifesté peu de dons pour la lecture. Mais alors qu’il s’entêtait jusqu’à en avoir mal au cerveau, les Papeteri lui avaient déniché des livres illustrés d’images de camions. Maintenant, il en savait sans doute plus long sur le sujet que n’importe quel autre gnome. Ce qui ne voulait pas dire grand-chose, Masklinn devait le reconnaître.
Il entendit Angalo marmonner en enfilant les sangles.
— Embrayage, disait-il. Vitesses. Volant. Essuie-glace. Transmission automatique. Appel à toutes les patrouilles. Un hamburger et des frites, un milk-shake. Les routiers sont sympa.
Il leva les yeux et adressa un sourire grave à Masklinn.
— Paré, annonça-t-il.
— Bon. Alors, souviens-toi bien : ils ne laissent pas toujours les fenêtres ouvertes. Si elles sont fermées, tu donnes un coup sur la corde et on te remonte, OK ?
— Roger.
— Hein ?
— C’est du camionneur. Ça veut dire oui, expliqua Angalo.
— Oh ! Très bien. Bon, quand tu seras à l’intérieur, cherche-toi une cachette pour pouvoir surveiller le chauffeur…
— Oui, oui, tu m’as déjà expliqué tout ça, s’impatienta Angalo.
— Très bien, bon, d’accord. Tu as pris tes sandwiches ?
Angalo tapota le paquet accroché à sa taille.
— Ainsi que mon calepin. Paré au départ. À fond la caisse.
— Hein ?
— Ça veut dire on y va, en camionneur.
Masklinn parut intrigué.
— Il faut vraiment savoir tout ça pour en piloter un ?
— Négamatif, répliqua Angalo avec un sourire satisfait.
— Oh ? Enfin, du moment que tu comprends ce que tu racontes, c’est le principal.
Dorcas, qui supervisait la manœuvre de la corde, vint donner une tape sur l’épaule d’Angalo.
— Tu es certain de ne pas vouloir emporter la combinaison de Dehors ? demanda-t-il avec un dernier espoir.
Elle présentait une forme conique et se composait d’étoffe épaisse tendue sur un cadre de bois qui évoquait un parapluie et pouvait se replier. Un modeste hublot permettait de voir à l’extérieur. Dorcas avait insisté pour la mettre au point, afin de protéger les Dehors-nautes.
— Après tout, avait-il expliqué à Masklinn, tu es peut-être adapté à la Pluie et au Vent, toi. Et si vos têtes avaient acquis une dureté exceptionnelle ? On n’est jamais trop prudent.
— Je ne crois pas. Merci quand même, répondit poliment Angalo. Elle est vraiment très lourde et je ne pense pas quitter le camion pendant ce voyage.
— Parfait, conclut Masklinn. Bon, laissons tomber. Pas toi, bien sûr, Angalo. Hahaha ! Prêts à soutenir la charge, les enfants ? À toi, Angalo.
Puis, comme on doit toujours en faire plutôt trop que pas assez et qu’on ne sait jamais ce qui peut s’avérer utile, il ajouta :
— Qu’Arnold Frères (fond. 1905) veille sur toi.
Angalo enjamba le rebord avec précaution et, graduellement, sa silhouette en rotation s’éloigna dans la pénombre, tandis que l’équipe laissait soigneusement filer le cordon. Masklinn priait pour qu’ils aient prévu une longueur suffisante ; le temps de procéder à des mesures précises leur avait manqué.
Il sentit une tension impérieuse sur le cordon et se pencha pour scruter l’abîme. La forme minuscule d’Angalo se trouvait à un mètre en dessous de lui.
— S’il devait m’arriver quoi que ce soit, je ne veux pas qu’on mange Bobo, lança ce dernier.
— Ne t’inquiète pas, répondit Masklinn. Tout va bien se passer.
— Oui, je sais. Mais sinon, il faudra confier Bobo à de bons maîtres.
— Pas de problèmes. De bons maîtres. C’est entendu.
— Qui ne mangent pas de rat. Promis ?
— Aucun mangeur de rat, c’est juré.
Angalo hocha la tête. L’équipe recommença à laisser filer le cordon.
Enfin, Angalo atteignit son but et traversa en toute hâte le toit pentu pour gagner le côté de la cabine. Le simple fait de l’observer donnait le vertige à Masklinn.
La silhouette disparut. Au bout d’un moment, leur parvinrent deux coups sur le cordon, ce qui signifiait : donnez du mou au filin. Ils obéirent. Puis suivirent trois coups. Faibles, mais… il y en avait trois, sans erreur possible. Ils se répétèrent après quelques secondes.
Masklinn recommença à respirer avec un gros soupir.
— Angalo a atterri, annonça-t-il. Remontez le fil. Nous le laisserons sur place, au cas où… enfin, je veux dire, pour son retour.
Il risqua un nouveau coup d’œil vers la masse formidable du véhicule. Des camions sortaient, des camions entraient, et certains théoriciens gnomes tels que Dorcas soutenaient qu’il s’agissait des mêmes. Ils sortaient chargés de marchandises et rentraient, également chargés de marchandises. Quant à savoir pourquoi Arnold Frères (fond. 1905) éprouvait le besoin d’envoyer ses marchandises se promener durant la journée, personne n’avait de réponse à cette question. La seule certitude était qu’ils rentraient toujours au bout d’une journée, deux au maximum.
Masklinn considéra le camion où était désormais installé l’explorateur. Où irait-il, qu’allait-il lui arriver ? Que verrait Angalo avant de rentrer ? Et s’il ne revenait pas, qu’est-ce que Masklinn allait bien pouvoir raconter à ses parents ? Qu’il fallait envoyer quelqu’un, qu’Angalo avait supplié qu’on l’envoie, qu’on devait apprendre à conduire un camion, que tout dépendait de l’explorateur ? Masklinn savait que ces explications ne pèseraient pas lourd en de telles circonstances.
À côté de lui, Dorcas se pencha.
— Ça va bougrement être du boulot, pour faire descendre tout le monde par ce chemin, dit-il.
— Je sais. Il faudra trouver mieux.
Le doigt de l’inventeur se pointa vers les autres camions silencieux.
— Il y a une petite marche, là-bas, juste à côté de la porte du conducteur, regarde. Si on pouvait y grimper et passer une corde autour de la poignée…
Masklinn secoua la tête.
— Trop haut, dit-il. C’est un petit pas pour l’homme, mais un grand bond pour la gnomité.
9
V. Ainsi parla l’Étranger : Il en est qui ne croient point au Dehors. Que leurs yeux soient dessillés et qu’un de notre nombre soit envoyé pour Prouver cette Chose.
VI. Et l’un d’entre eux s’en fut à bord d’un Camion, et il alla Dehors pour voir où l’on pourrait trouver un nouveau Foyer.
VII. Et l’on attendit longtemps, car il ne revint point.
Masklinn avait pris l’habitude de dormir dans une vieille boîte à chaussures, au rayon Papeterie, où il trouvait un peu de calme. Mais à son retour, une petite cohorte de gnomes l’attendait. Ils soutenaient un grand livre.
Masklinn commençait à réviser à la baisse son opinion des livres. Peut-être que tout ce qu’il voulait savoir était inscrit quelque part, mais le vrai problème était de découvrir où. On semblait avoir conçu les livres de façon à compliquer la tâche de ceux qui cherchent des choses. Leur contenu semblait n’avoir aucune logique. Ou plutôt, il en avait une, mais elle était illogique.