Masklinn reconnut Vinto Pimmie, un très jeune Quincailleri, et il poussa un soupir. Vinto était un des lecteurs les plus acharnés, mais hélas, pas des plus doué. Il lisait vite, trop, peut-être. De plus, il se laissait facilement emporter par son enthousiasme.
— L’affaire est dans le sac, annonça fièrement le jeune homme.
— Quel sac ? demanda Masklinn.
— Non. Ce que je veux dire, c’est que je sais comment obliger un humain à conduire le camion pour nous !
Masklinn poussa un profond soupir.
— Nous avons envisagé cette solution, mais ça ne marchera jamais. Si nous nous montrons à un humain…
— Sans importance ! Sans importance ! Il sera obligé d’obéir, pour la bonne raison que nous allons faire – tu vas voir, ça va te plaire ! – une prise d’otaries !
Vinto sourit comme un bon toutou qui vient de réussir un tour particulièrement compliqué.
— D’otaries, répéta Masklinn d’une voix incolore.
— Oui ! Ils expliquent tout dans ce livre !
Vinto montra sa découverte avec orgueil. Masklinn se mit sur la pointe des pieds pour en prendre connaissance. Il continuait à glaner quelques notions de lecture à mesure que le temps passait, mais, à première vue, le livre s’intitulait Terre Ur à 10 000 pieds.
— Une histoire de surplus de chaussures ? suggéra-t-il.
— Non, non, non, ce qu’il faut faire, tu vas voir, tu fais une prise d’otaries, et tu dis au conducteur : « Amenez-nous où on veut aller, sinon je ne réponds pas du sort des otaries ! » Alors, le conducteur dit : « Contrôle, contrôle, je suis obligé de me détourner pour ne pas mettre la vie des otaries en danger » et là…
— Bon, d’accord, d’accord. C’est très bien, dit Masklinn en reculant. Merveilleux. Excellente idée. On va y réfléchir très sérieusement. Beau travail.
— J’ai été bon, sur ce coup-ci, hein ? claironna Vinto en dansant d’un pied sur l’autre.
— Oui. Pas de doute. Euh… Tu ne crois pas qu’il vaudrait mieux lire des livres plus pratiques…
Masklinn hésita. Comment déterminer quel genre de livres se révélerait le plus utile ?
Il rentra à l’intérieur de sa boîte en titubant, poussa le bout de carton contre la porte et s’y adossa.
— Truc ? interrogea-t-il.
— Je t’entends, Masklinn, répondit le Truc depuis l’empilement de chiffons qui constituait le lit de Masklinn.
— C’est quoi, des otaries ?
Brève pause, puis le Truc débita :
— L’otarie est un mammifère marin Carnivore, appartenant au sous-ordre des pinnipèdes, dont les membres ont évolué en palettes natatoires. La tête se distingue par des oreilles externes munies d’un pavillon, à la différence du phoque. Certaines otaries atteignent 3,50 m de long pour 1100 kg, et les mâles sont toujours beaucoup plus grands. On les rencontre dans le Pacifique et les mers australes en général.
— Oh ! On peut faire obéir quelqu’un, en en menaçant une ?
— C’est dans le domaine du possible.
— On pourrait en trouver une dans le Grand Magasin ? Nouvelle hésitation.
— Est-ce qu’il y a un rayon Animalerie ?
Ça, Masklinn savait ce que c’était. Le sujet avait été abordé la veille, quand Vinto avait suggéré d’élever des cochons d’Inde pour avoir de la viande fraîche.
— Non, répondit-il.
— Alors, je dirais que les chances sont minimes.
— Oh ! C’est aussi bien, finalement. (Masklinn se laissa tomber dans son lit.) Tu vois, il faut que nous puissions contrôler notre destination. Il faut que nous dénichions un endroit un peu à l’écart des humains. Mais pas trop. Un endroit où nous serons en sécurité.
— Vous devriez vous procurer un atlas ou une carte.
— Ça ressemble à quoi ?
— Il n’est pas exclu que les mots atlas ou carte figurent en couverture.
— Je demanderai à l’Abbé de lancer des recherches, conclut Masklinn dans un bâillement.
— Il faut dormir, suggéra le Truc.
— On me demande toujours de faire des choses. Et puis, tu ne dors pas, toi.
— Pour moi, la situation est différente.
— Ce que je voudrais, c’est un plan. La prise d’otaries est hors de question. Tout le monde est sûr que je connais la solution. Tout le monde, sauf moi. Nous savons de quoi nous avons besoin, mais nous ne pourrons jamais charger l’ensemble dans un camion en une seule nuit. Ils croient que j’ai toutes les réponses, mais c’est une erreur. Et je ne sais pas comment…
Il s’endormit et rêva qu’il avait une taille humaine. Tout est tellement plus simple, quand on est de taille humaine.
Deux jours passèrent. Les gnomes montaient la garde sur la poutrelle qui traversait le garage. On avait descendu du rayon Jouets un petit télescope en plastique. Avec ce nouvel instrument, on apprit que les grandes portes de métal s’ouvraient lorsqu’un humain pressait un bouton rouge situé à côté d’elles. Comment appuyer sur un bouton situé à une hauteur dix fois supérieure à la vôtre ? La question vint s’inscrire sur la liste de problèmes à résoudre que tenait Masklinn.
Gurder mit à jour une carte. Elle figurait dans un tout petit livre.
— Aucune difficulté, annonça-t-il. On en collecte des dizaines, chaque année. Ça s’intitule… (il lut lentement les lettres dorées) Agenda. Et il y a une carte au dos, regarde.
Masklinn contempla les petites pages couvertes de taches bleues et roses. Sur certaines taches figuraient des noms : Afrique, Asie…
— Mmmoui… dit-il.
Puis :
— Paaaarfait. Je suppose. Bon travail. Et où sommes-nous, exactement ?
— Au centre, repartit Gurder. Un peu de logique, voyons. C’est alors que le camion rentra.
Sans Angalo.
Masklinn courait sur la poutrelle sans avoir cure de l’abîme qui la bordait de part et d’autre. Le petit groupe de silhouettes lui apprit tout ce qu’il ne voulait pas entendre. Un jeune gnome qu’on venait de descendre par-dessus bord s’asseyait pour reprendre son souffle.
— J’ai essayé toutes les fenêtres, expliqua-t-il. Elles sont fermées. Je n’ai aperçu personne à l’intérieur. Il fait très sombre.
— C’est le bon camion ? Tu en es sûr ? demanda Masklinn au chef des guetteurs.
— Ils portent tous des chiffres sur le devant, lui répondit-on. J’ai pris soin de bien mémoriser celui du camion sur lequel est parti Angalo. Quand je l’ai vu revenir cet après-midi, j’ai…
— Il faut nous introduire dans ce camion pour jeter un coup d’œil, décida Masklinn. Que quelqu’un aille me chercher… Non, ça prendrait trop de temps. Faites-moi descendre.
— Hein ?
— Faites-moi descendre, répéta Masklinn. Jusqu’au sol.
— Mais c’est très haut, fit remarquer une voix dubitative.
— Je le sais ! Beaucoup trop pour qu’on fasse le détour par les escaliers. (Masklinn tendit le bout du cordon à deux des gnomes.) Il est peut-être là-dedans, blessé, qui sait ce qu’il lui est arrivé ?
— Ce n’est pas de notre faute. Il y avait des humains partout quand le camion est rentré. Nous avons dû attendre.
— Ce n’est la faute de personne. Que quelques-uns fassent le grand tour et viennent me rejoindre en bas ! Ne faites pas cette tête, personne n’est responsable.
À part moi, peut-être, songea-t-il en tournant sur lui-même dans les ténèbres. Il regarda l’énorme masse du camion dans l’ombre glisser à côté de lui. Curieux comme ces véhicules avaient paru plus petits, au-dehors.