Masklinn lui-même avait pris un livre. L’ouvrage rentrait tout juste dans sa boîte. Il s’intitulait Les Étoiles racontées à un enfant et renfermait presque uniquement des images du ciel pendant la nuit. Il savait que ça, c’était la réalité.
Il aimait à le regarder quand il avait dû trop réfléchir. Il le contemplait en ce moment même.
Elles portaient des noms : Sirius, Rigel, Wolf 359 ou Ross 154.
Il lut quelques noms au Truc, pour voir sa réaction.
— Je ne connais pas ces appellations.
— Je croyais que nous venions de l’une d’entre elles. Tu avais dit…
— Les noms sont différents. Pour l’heure je suis incapable de les identifier.
— Quel était le nom de l’étoile d’où sont venus les gnomes ? demanda Masklinn, couché dans les ténèbres.
— On l’appelait le Soleil.
— Mais le Soleil est ici !
— Tous les peuples appellent Soleil l’étoile autour de laquelle ils vivent. C’est parce qu’ils veulent croire qu’elle est importante.
— Est-ce qu’ils… je veux dire, est-ce qu’on en a beaucoup visité ?
— Ma mémoire répertorie 94 563 étoiles dont la visite par les gnomes a été enregistrée.
Masklinn leva les yeux dans le noir. Il avait des difficultés avec les grands nombres, mais il voyait bien que celui-ci était un des plus grands. Bonnes Affaires ! songea-t-il, puis, un peu gêné, il amenda son exclamation en Miséricorde ! Tous ces soleils, séparés par des kilomètres, et moi, on me demande de déplacer un malheureux camion !
Vue comme ça, l’affaire paraissait ridicule.
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X. Or donc, il se trouva que l’Envoyé revint et annonça : J’ai voyagé sur des Roues et j’ai Vu le Dehors.
XI. Et on lui demanda : Comment est le Dehors ?
XII. Et il répondit : C’est Grand.
Le quatrième jour, Angalo revint, les yeux fous, avec un sourire d’exalté.
Le gnome de faction déboula à toute allure dans le rayon. Sur ses talons, se pavanait Angalo, traînant dans son sillage une mêlée de jeunes gnomes fascinés. Il était crasseux, en haillons, et semblait ne pas avoir dormi depuis des heures. Mais il avançait fièrement, avec un étrange roulis dans sa démarche, comme un gnome qui revient d’explorer de nouveaux mondes étranges, de découvrir de nouvelles vies, d’autres civilisations et, au mépris du danger, d’avancer vers l’inconnu – et qui meurt d’envie de tout raconter.
— Où j’ai été ? Vous voulez que je vous dise où j’ai été ? Mais demandez-moi plutôt où je n’ai pas été ! Si vous voyiez ce qu’il y a, là-bas dehors !
— Quoi ? demanda-t-on.
— Tout, partout ! répondit-il, les yeux luisants. Et vous savez quoi ?
— Quoi ? demanda-t-on en chœur.
— J’ai vu le Grand Magasin de Dehors ! C’est… (il baissa le ton.) C’est magnifique. Des colonnes à profusion, et de grandes fenêtres pleines de verre de couleur !
Il occupait maintenant le centre d’une foule qui croissait au fur et à mesure que la nouvelle se répandait.
— Tu as vu tous les rayons ? demanda un Papeteri.
— Non !
— Comment ?
— On ne distingue pas les rayons, du Dehors ! Ça ne forme qu’un seul grand bloc ! Et, et…
Dans le silence soudain, il fouilla ses poches à la recherche de son calepin, qui avait nettement grossi, et il le feuilleta.
— Il y a une énorme annonce, au-Dehors. Je l’ai copiée parce que ce n’est pas du camionneur, et que je n’ai pas compris, mais voilà ce que c’était.
Il brandit le carnet.
Le silence s’appesantit. Il y avait maintenant de nombreux lecteurs chez les gnomes.
Le message annonçait : GRANDE LIQUIDATION AVANT FERMETURE.
Ensuite, Angalo alla se coucher, débitant toujours d’enthousiastes histoires de camions, de collines, de villes et autres mots étranges, et il dormit deux pleines heures.
Plus tard, Masklinn lui rendit visite.
Angalo était assis tout droit dans son lit, les yeux brillant encore comme des agates dans la pâleur de son visage.
— Ne va pas nous le fatiguer, l’avertit Mémé Morkie qui soignait toujours les gens trop malades pour l’en empêcher. Il est très faible et fiévreux, c’est toutes ces équipées dans des machins bruyants qui vous secouent, c’est pas naturel, tout ça. On a déjà eu la visite de son père, et j’ai dû l’envoyer paître au bout de cinq minutes.
— Tu as renvoyé le duc ? s’étonna Masklinn. Mais comment as-tu fait ? Il n’écoute personne !
— C’est peut-être un gnome important dans le Grand Magasin, répondit Mémé sur un ton satisfait, mais à l’infirmerie, c’est rien qu’un godichon qui encombre tout le monde.
— Il faut que je parle à Angalo.
— Moi aussi, je veux parler ! dit Angalo en se redressant sur son séant. Je veux parler à tout le monde ! Il y a de tout, là-bas ! J’ai vu de ces choses…
— Installe-toi bien à ton aise, fit Mémé en le repoussant doucement sur ses oreillers. Et je n’aime pas beaucoup voir traîner des rats ici, non plus.
On distinguait juste le bout des moustaches de Bobo qui dépassait de la couverture.
— Mais il est très propre et c’est mon ami, protesta Angalo. Et puis, vous m’aviez dit que vous aimiez les rats.
— Non, le rat. J’ai dit le rat. Pas les rats. (Mémé donna un coup de coude à Masklinn.) Et va pas me le surexciter, ordonna-t-elle.
Masklinn s’assit à côté du lit, tandis qu’Angalo racontait le monde extérieur avec un enthousiasme débridé, comme quelqu’un qui a passé sa vie les yeux bandés et qui voit enfin pour la première fois. Il parla de la grande lumière dans le ciel, de routes remplies de camions, et de grandes choses qui sortaient du plancher et qui étaient couvertes de bidules verts…
— Des arbres, glissa Masklinn.
… et de grands bâtiments où on avait embarqué ou déchargé les marchandises du camion. C’était dans l’un d’eux qu’Angalo s’était égaré. Il était descendu pendant un arrêt, pour aller aux toilettes, mais il n’avait pas pu réintégrer sa cachette avant le retour et le départ du chauffeur. Alors, il avait grimpé dans un autre camion, qui était parti au bout d’un moment pour faire halte dans un grand parc rempli de camions. Angalo avait commencé à en chercher un qui appartienne à Arnold Frères (fond. 1905).
— Ce devait être un café en bordure de voie rapide, jugea Masklinn. On vivait près d’un.
— Ça s’appelle comme ça ? fit Angalo, qui écoutait à peine. Il y avait un grand panneau bleu avec des images de tasses et de couteaux et de fourchettes et tout. Mais, passons…
… Il n’y avait aucun camion du Grand Magasin. Ou peut-être que si, mais les divers spécimens étaient si nombreux qu’Angalo n’avait pas su dénicher le bon. Finalement, le gnome avait établi un bivouac en bordure du parc à camions, subsistant sur un régime de miettes, jusqu’à ce que, par un extraordinaire coup de chance, en survienne enfin un. Angalo n’avait pas réussi à s’introduire dans l’habitacle, mais il était parvenu à escalader un pneu et avait trouvé un recoin sombre où il s’était cramponné aux câbles avec les mains et les genoux, afin de ne pas tomber sur la route qui filait à vive allure, loin, dessous.