Angalo exhuma son calepin. Il avait presque viré au noir.
— J’ai failli le perdre, confia-t-il. J’ai même failli le manger, une fois, tellement j’avais faim.
— Oui, oui, mais la conduite, en elle-même ? insista Masklinn qui surveillait du coin de l’œil l’impatiente Mémé Morkie. Comment font-ils en pratique, pour conduire ?
Angalo feuilleta le carnet.
— J’ai noté ça par là. Ah, voilà.
Il lui tendit son calepin.
Masklinn découvrit un croquis compliqué regroupant des leviers, des flèches et des numéros.
— Tourner clé… un, deux… Pousser bouton rouge… un, deux… Appuyer sur pédale numéro un avec pied gauche, pousser gros levier vers gauche et relever… un, deux… Laisser pédale remonter doucement, appuyer sur pédale numéro deux…
Il déclara forfait.
— Qu’est-ce que ça signifie ? demanda-t-il en redoutant une réponse qu’il connaissait déjà.
— C’est la méthode pour conduire un camion.
— Oh ! Mais, euh… toutes ces pédales, ces boutons, ces leviers, tout ça… dit Masklinn d’une voix décomposée.
— C’est la manœuvre obligatoire, affirma Angalo avec fierté. Et ensuite, on fonce en avant et on passe les vitesses et…
— Oui. Oh ! Je vois.
Masklinn contempla la feuille de papier. Comment faire ? s’interrogeait-il.
Angalo avait rempli avec le plus grand sérieux la tâche qu’on lui avait assignée. Une fois, profitant de ce qu’il était seul dans la cabine, il avait mesuré la hauteur de ce qu’il appelait le Levier de Vitesses, un élément très important, s’il fallait l’en croire. Cela représentait cinq fois la hauteur d’un gnome. Et la grande roue pivotante, qui jouait elle aussi un rôle non négligeable, avait un diamètre de huit gnomes assis côte à côte.
Et on avait besoin de clés. Masklinn ignorait que des clés intervenaient au cours de la manœuvre. Il ignorait tout.
— J’ai bien travaillé, non ? demanda Angalo. Tout est consigné là-dedans.
— Oui. Oui. Tu as très bien travaillé.
— Regarde bien, j’ai noté le moindre détail. Je parle de la lumière qui clignote pour tourner aux coins, et puis du klaxon, poursuivit Angalo avec enthousiasme.
— Oui. Oui. je te fais entièrement confiance.
— Et la pédale va-vite, et la pédale va-moins-vite, tout ! Mais tu n’as pas l’air très content.
— Tu m’as donné de nombreux sujets de réflexion, crois-moi.
Angalo l’attrapa par la manche.
— On prétendait le Grand Magasin unique, souffla-t-il avec passion. C’est pas vrai, il y a tant de choses, dehors, tant de choses. D’autres Grands Magasins. J’en ai vu. Il pourrait y avoir des gnomes qui y vivent ! La vie dans d’autres Grands Magasins ! Mais, bien entendu, toi, tu sais déjà tout ça.
— Repose-toi encore un peu, lui dit Masklinn avec toute la douceur possible.
— Quand est-ce qu’on part ?
— Il y a encore largement le temps. Ne t’inquiète pas. Dors bien.
Il sortit de l’infirmerie pour entrer dans une discussion houleuse. Le duc était de retour, escorté de quelques partisans, et il voulait ramener Angalo en haut, au rayon Papeterie. Il faisait assaut d’arguments avec Mémé Morkie. Enfin, il essayait.
— Madame, je vous garantis qu’on s’occupera bien de lui ! clamait-il.
— Peuh ! Qu’est-ce que vous y connaissez, vous autres, au doctorat ? Vous attrapez pratiquement jamais rien, ici ! Là d’où je viens, se rengorgea Mémé, on est malade, malade, malade à longueur d’année. Rhumes, foulures, indigestions, morsures, ça n’arrête pas. Voilà ce que j’appelle de l’expérience. Je suis sûre que j’ai vu plus de malades dans ma vie que vous de repas chauds et (elle planta le doigt dans la panse du duc) vous avez dû en voir plus d’un.
— Madame, je pourrais vous faire jeter dans une geôle ! gronda le duc.
— Quel rapport, je vous prie ? rétorqua-t-elle en reniflant avec dédain.
Le duc ouvrait la bouche pour rugir une repartie quand il aperçut Masklinn. Il referma la bouche.
— Très bien, dit-il. En fait, vous avez parfaitement raison. Mais je lui rendrai visite chaque jour.
— Pas plus de deux minutes, bien entendu.
— Cinq ! s’indigna le duc.
— Trois, dit Mémé.
— Quatre, conclurent-ils.
Le duc opina et fit signe à Masklinn d’approcher.
— Vous avez parlé à mon fils, dit-il.
— Oui, monsieur.
— Et il vous a raconté ce qu’il a vu.
— Oui, monsieur.
Le duc paraissait tout petit. Masklinn l’avait toujours considéré comme un grand gnome, mais il réalisa soudain que l’essentiel de ses mensurations était le résultat d’une sorte d’inflation intérieure, comme si le gnome était gonflé de sa propre importance et de son autorité. Ce n’était plus le cas. Le duc paraissait troublé, indécis.
— Ah, dit-il en contemplant une zone voisine de l’oreille gauche de Masklinn. Je crois vous avoir envoyé des gens, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Ils ont donné satisfaction, je crois ?
— Oui, monsieur.
— Vous me direz, si vous avez encore besoin d’aide, hein ? De tout ordre.
La voix du duc s’affaiblit jusqu’à n’être plus qu’un marmonnement. Il tapota distraitement l’épaule de Masklinn et s’éloigna d’un pas hésitant.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Masklinn.
Mémé Morkie commença à rouler des bandages avec une dextérité d’infirmière professionnelle. Personne n’en avait nul besoin, mais Mémé était d’avis qu’on doit toujours disposer d’une quantité suffisante. De toute évidence, suffisante pour satisfaire aux besoins de la planète entière.
— On l’a obligé à réfléchir, dit-elle. Ça perturbe toujours les gens.
— Je n’avais jamais imaginé que ce serait aussi difficile ! se lamenta Masklinn.
— Tu veux dire que tu n’avais aucune idée sur la façon dont on conduit un camion ? demanda Gurder.
— Pas la moindre ? renchérit Grimma.
— Je… Eh bien, il me semble… je pensais que les camions allaient là où on voulait, répondit Masklinn. Je me suis dit que, s’ils obéissaient aux humains, ils nous obéiraient aussi. Je n’imaginais pas qu’il y aurait tous ces départ-un-deux-on-tire Et la roue, les pédales… Je les ai vues, elles sont énormes !
Désemparé, il regarda leurs visages.
— J’y réfléchis depuis une éternité.
Il ne se sentait en confiance qu’avec ces deux-là.
La porte en carton s’écarta, et une petite frimousse radieuse apparut.
— Ce coup-ci, vous allez être content, m’sieur Masklinn, annonça-t-elle. J’ai lu des choses, récemment.
— Pas maintenant, Vinto. Nous sommes un peu occupés, répondit Masklinn.
Vinto parut très déçu.
— Oh ! allez, écoute-le donc, suggéra Grimma. Ce n’est pas comme si on avait autre chose à faire, maintenant.
Masklinn baissa la tête.
— Eh bien ! mon garçon, lança Gurder avec une jovialité de commande, quelle nouvelle idée nous as-tu concoctée, cette fois-ci ? Faire tirer le camion par un attelage de hamsters sauvages ?
— Non, monseigneur.
— Alors, tu as peut-être imaginé qu’on pourrait lui faire pousser des ailes pour qu’il s’envole dans le ciel ?
— Non, monseigneur. J’ai trouvé ce livre, ça raconte comment on capture des humains. Ensuite, on pourra lui dire qu’on a pris des otaries…
Masklinn adressa à ses camarades un petit sourire forcé.
— Je lui ai expliqué qu’on ne pouvait pas se servir d’humains. Je te l’ai dit, Vinto. Et je ne suis pas vraiment certain que menacer de faire du mal à des otaries…